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parler fait fuir les betes
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2 juin 2007

IV

PARIS CHAPITRE 13 Dimanche soir, la gare. Nous y voilà, ou plutôt, m’y voilà. J’ai mon billet dans la poche (j’en suis sûr, je vérifie environ toutes les trois minutes le numéro de la voiture et celui de ma place). J’ai un sac de voyage bon marché que j’ai acheté le matin même. Cet après-midi, en rendant les clés à la réceptionniste de l’hôtel, j’ai eu comme un pincement, un petit nœud à l’estomac qui n’a fait que grandir depuis. Je ne peux plus reculer, la machine est en marche. Pour me donner du courage, je me répète ce que je me disais dans le bus la veille. « t’es un homme nouveau, mon Greg, n’oublie surtout pas ça ! » . Des conneries qu’on dit sous le coup de l’énervement mais qu’après on doit assumer. Je m’en vais d’accord, et après ? Concrètement je suis toujours le même. La preuve, la seule idée de partir me donne mal au ventre (c’est d’ailleurs inquiétant ces maux de ventre récurrents, je devrais peut-être consulter). Bon allez, encore un petit coup pour me donner du courage « Soit toi-même, ta nouvelle vie commence aujourd’hui ». Répété très vite et souvent, ça devient presque comme un mantra. Pour un peu, j’irais me poser dans un coin pour une séance de méditation impromptue. Si je savais méditer bien sûr. Bon si on ne le dit qu’une fois, ça fait plutôt slogan new âge, soyons positif, devenons acteurs de notre vie. Dans les deux cas, c’est plutôt con et pas très convaincant. Laisse tomber Greg, fais comme tu peux, ça changera pas de l’habitude. Je respire profondément, empoigne mon sac et je me dirige d’un pas qui se veut décidé vers la voiture 9, place 14. Je voyage en TGV, ce qui ravit le gamin prompt à s’émerveiller qu’au fond je n’ai jamais été. Ben oui, un train est un train. Celui ci va plus vite, les sièges sont plus confortables, on n’est pas assourdi par le bruit. Mais ça reste un train. Attention, j’aime bien les trains. Moins les contrôleurs et la SNCF en général, mais c’est un moyen de transport que j’adore. On peut lire, dormir, se dégourdir les jambes, aller aux toilettes, faire un tas de truc qu’on ne peut pas en bus par exemple, et encore moins en voiture. Ce que je n’aime pas c’est le côté « petit flics aigris » des contrôleurs sur les lignes de banlieue, à tous les coups ce sont des recalés des lignes de prestiges qui se retrouvent là et qui le font payer de leur mauvaise humeur. Je n’aime pas non plus l’air blasé de ceux qui bossent derrière les guichets, leur habitude de parler entre eux tout en nous servant et en nous regardant à peine. Tout juste s’ils daignent nous accorder un « merci- au revoir ». Pour un peu, il vous ferait perdre le goût du train. Non, soyons clairs, j’aime voyager en train, mais pas spécialement les trains. Petit, je n’avais pas de trains électriques, ça ne me faisait ni rêver, ni envie. Remarquez, en cherchant bien, je ne suis pas sûr que quelque chose me faisait envie, ni même rêver. Je longe les voiture.18, 17, 16,15.Putin, où est-ce qu’ils ont foutu cette voiture 9 ? 14, 13,12. Du calme Greg, pas de panique, il y a sûrement une explication. 11, 10. Et merde, il n’y a pas de voiture 9. Je vérifie une nouvelle fois mon billet : voiture 9 place 14. C’est tout moi ça, ils m’ont vendu un billet pour une voiture qui n’existe pas. Je décide par acquis de conscience de retourner vers la queue du train, au cas où j’aurais mal lu les numéros ou bien ou bien oublié quelques wagon au passage. Après tout, je ne suis pas à l’abri d’une étourderie, une étourderie de la taille d’une rame de TGV, mais une étourderie quand même. Alors que j’arrive au bout du quai, il n’y a toujours pas de voiture 9. Je me résigne alors m’installer dans la 19, sur un strapontin une voix suave dans les hauts parleurs annonce que ma voiture 9 arrive accompagnée de neuf autres, qu’elle va s’arrimer au train déjà présent et que par mesure de sécurité, il est préférable de se tenir à l’écart pendant la manœuvre. J’atteins le siège 14, en nage et essoufflé. Je glisse mon sac comme je peux sous mon fauteuil, je me laisse tomber. Le signal sonore annonce le départ imminent. Je ferme les yeux. Je pars. La voiture est quasiment pleine. Beaucoup de jeunes, étudiants sans doute, qui retournent dans leur résidence universitaire après un Week-end chez papa-maman. Leurs sacs rebondis sont sûrement remplis de bouffe et de linge propre, peut-être d’une enveloppe glissée discrètement avec un peu d’argent pour la semaine accompagné d’un petit mot qui dit de ne pas dépenser trop rapidement, qui dit aussi mais sans le dire qu’on aime le destinataire, qu’on est fier de ce qu’il est, qu’on s’inquiète aussi. Je regarde ces sacs alignés, entassés dans le couloir ou sur la plateforme. Comparé à eux, le mien me semble bien léger. Je dirais même que j’ai toujours voyagé presque à vide. J’ai oublié mon livre dans mon sac, je n’ose pas le prendre pour ne pas déranger mon voisin qui dort. Je regarde par la vitre pour m’occuper, mais la nuit ne me renvoie que mon reflet. Une heure à regarder son image, c’est long quand on n’est pas narcissique et plutôt porté à l’autocritique. L’exercice à de quoi démoraliser. Arrivé à Paris je suis au moins sûr d’une chose : le nouveau Greg a gardé la même tête. CHAPITRE 14 Après mon installation dans la chambre de bonne, Jef, toujours grand seigneur, me laisse quelques jours pour découvrir un peu le quartier, si ce n’est la ville. Pour ma chambre, le tour du propriétaire est rapidement fait. Si je devais donner une image, imaginez une boîte à chaussures avec un trou sur le devant pour respirer. Le dit trou offrant une vue imprenable sur d’autres boites à chaussures. Des traces d’humidité forment de jolis motifs sur les murs, un lavabo fait office également d’évier, la douche et les toilettes sont sur le palier et se partagent avec les autres locataires de l’étage. Je n’ai pas osé demander à la femme de Jef qui me fait visiter, combien nous sommes à les utiliser. A vrai dire je n’ai pas osé lui demander grand-chose ni vraiment lui parler. Je ne sais pas quoi penser d’elle. Elle me fait visiter, me donne toutes les informations qui semblent importantes, sans cesser de sourire mais sans pour autant cacher qu’elle n’approuve pas trop ma présence ici. Ou alors, est-ce peut-être mon vieux fond paranoïaque qui me joue encore des tours. Mais quand une femme vous dit : « Jef ne peux s’empêcher de vouloir jouer les bon samaritains avec ses amis dans le besoin », qu’est-ce qu’on peut imaginer ? Le quartier est agréable, au pied de Montmartre, à deux minutes de Pigalle, des Abbesses. En me promenant, je m’attends à rencontrer Amélie Poulain. Le coin doit être à la mode, j’y croise pas mal de type dans le genre de Greg. Encore jeunes, ayant réussi et qui veulent paraître encore cool. Le style à aller chercher le pain le dimanche matin en polo Lacoste, jeans, imper et pied nus dans leurs chaussures. Décoiffés avec soin, genre : « je viens de me lever, d’où mon air négligé », qui ont l’air aussi à l’aise en jeans que moins en costume. Je sens que je les déteste déjà. Un peu plus loin, à quelques rues à peine, je suis arrivé dans Barbés, la Goutte d’or. Pas vraiment la même clientèle même si, là aussi le Lacoste est très tendance. Pour le reste de la ville, j’attendrai encore un peu avant de m’y lancer, mais je crois que je vais me plaire ici. Enfin, j’espère. Le premier soir, Jef a tenu à ce que je dîne avec eux. Difficile de refuser. J’ai fait connaissance avec ses enfants, sans surprise, elles sont blondes comme leur père, sont coiffées avec une raie sur le côté, une petite barrette ornée d’un nœud pour retenir toute mèche rebelle, robe à col « Claudine ». Une parfaite incarnation de la bande dessinée des Triplés, sauf qu’elles ne sont que deux. J’imagine qu’elles vont dans une école privée ; qu’elles apprennent le piano et suivent des cours d’équitation. L’appartement aussi est des plus classique : parquet qui craque, plante verte, bibliothèque chargée, bureau pour lui, ordinateur récent, téléviseur épais comme un timbre-poste, canapé en cuir souple. Aucune faute de goût, tout est comme il se doit. A croire qu’ils ont pris modèle dans les revues spécialisées pour tout ce qui concerne leur vie. Même dans le hall d’entrée je me sens un intrus. La soirée passe comme elle peut. Jef fait semblant d’être heureux de retrouver son ami d’enfance, son épouse joue la parfaite maîtresse de maison. Tout est tellement à sa place que je n’ai qu’une envie : celle de foutre un coup de pied dans cet image d’Epinal, poser les pieds sur la table basse, renverser mon verre sur le tapis moelleux, roter à table, balancer une main au cul de la patronne. Mettre un peu de vie la dedans, quoi. Mais bon, je sais me tenir, j’ai reçu une bonne éducation parait-il, et puis surtout, je ne perds pas de vue que Jef , bien que mon ami d’enfance , est avant tout dorénavant, mon employeur et mon logeur . Alors peu importe qu’il vive dans un appartement témoin pour « maisons et travaux », tant qu’il me paye à la fin du mois. La conversation tourne court, malgré les efforts de Jef pour lancer des sujets susceptibles de m’intéresser. Je suis incapable de faire autre chose qu’acquiescer bêtement à tout ce qu’il dit. Je réponds par des banalités, des plaisanteries qui tombent à plat. Je sens que je deviens consternant à leurs yeux. Je ne peux pas lui en vouloir, ce n'est pas de sa faute. Je n'ai jamais été capable d'exprimer une opinion sur quoique ce soit. Même si il m'arrive par hasard d'avoir un avis sur une question, il m'est impossible de le partager avec quelqu’un. Quand j'assiste à une conversation et que, sans doute dans un moment d'inadvertance j'y prends part, dès les premiers mots, une peur étrange me saisit, j'ai l'impression que je ne pourrais pas aller au bout de ce que je veux dire, que je suis en équilibre au-dessus du vide, prêt à me casser la figure d'un instant à l'autre. C'est encore pire lorsque je sens le regard de mes interlocuteurs et que je me rends compte qu'ils m'écoutent vraiment, attendant avec intérêt la fin de ma phrase. J'ai à chaque fois, la sensation d'être un imposteur qui ne fera pas illusion très longtemps. Il est temps que je rentre avant qu’il ne regrette complètement de m’avoir fait venir. De retour dans mon nid à souris, je n’ai pas vraiment sommeil, je regarde par la fenêtre les autres fenêtres, les toits de zinc, les lumières, le ciel. C’est comme partout ailleurs, et pourtant c’est Paris. Je ne sais pas pourquoi c’est tellement différent, mais pourtant ça l’est. Je ne sais pas ce que je fais là. Et si ma place n’était pas là non plus ? Et si c’était une erreur de plus dans mon parcourt ? J’ai mal au ventre. CHAPITRE 15 Aujourd’hui je découvre mon nouveau métier. Honneur réservé à mon statut d’ami du patron, j’arrive plus tard que les autres et avec lui. Jef n’a quand même pas manqué de me préciser que c’était exceptionnel, juste pour le premier jour, mais qu’ensuite j’aurai les mêmes horaires que les autres. Cela va sans dire mais ça va tellement mieux en le disant… Nous arrivons dans le proche banlieue, à peine trente minutes de métro me précise t-il. Nous entrons dans un immeuble récent, parois vitrées en guise de façade, mobilier moderne, l’ensemble est accueillant. Nous prenons l’ascenseur, j’essaye de me détendre à mesure qu’on approche du but. L’ascenseur s’arrête, nous sortons vers la droite, un court couloir, deux portes battantes et nous y voilà. Nous nous arrêtons à l’entrée d’un vaste plateau où sont rassemblés des bureaux par groupe de quatre, séparés les uns des autres par une cloison juste assez haute pour isoler de la voix mais pas du visage de son voisin. « - Et voilà, on y est. Pour l’instant c’est encore une petite équipe, on est 20 opérateurs, mais on verra ensuite si ça marche bien, je pense en prendre 10 ou 20 de plus. Viens, je vais te montrer ta place. » Pour toute réponse je lui souris et je lui emboîte le pas. Nous contournons plusieurs noeuds de bureaux (je ne vois pas comment appeler ça autrement), pour arriver au mien. Je regarde les personnes avec qui je vais passer six heures par jour, en deux tranches de trois heures : une première vers l’heure du midi, la seconde en début de soirée, lorsque le commun des mortels a regagné son « home sweet home « après une heure ou deux de transports en communs ou d’embouteillage et qu’il est le plus disposé à répondre à une enquête téléphonique. Tout ceci répondant aux exigences d’une logique implacable : pour joindre monsieur et madame tout le monde, il faut appeler quand ils sont chez eux. Jef me présente rapidement. Il y a un type à lunettes, brun, frisés et mal rasé, une fille noire à ma gauche et face à moi, une autre fille, brune. C’est la seule qui lève les yeux et me sourit en guise de bienvenue. Les deux autres qui sont en lignes, ne m’ont semble t il pas encore remarqué. Tous les trois semblent jeunes et probablement étudiants, ce job n’est sans doute pour eux qu’anecdotique quand pour moi il est une bouée de sauvetage. Pour les points communs, on cherchera ailleurs. « - Bien, voici Emma, elle va t’expliquer le boulot. Si il y a un soucis tu peux venir me voir mais ça va bien se passer. Je te laisse entre bonnes mains. Installe-toi, pendant ce temps, je vais préparer la paperasse à te faire signer. Bienvenue chez nous. » Du Jef dans ses œuvres. En trois phrases, tout est dit, tout est réglé, pas la peine de discuter. Je me sens comme un idiot, debout devant les autres qui ne me regardent pas, à part Emma. Une petite voix intérieure gémit quelque par dans un coin de mon cerveau : « Laissez moi le temps s’il vous plaît de trouver mes marques, je ne sais pas moi, deux ou trois jours, semaines, mois peut-être. Après ça ira mieux, je me sentirais à l’aise. Non, non, pas le temps Greg, là tu dois assurer, pour JEf. Tu dois lui prouver qu'il na pas eu tors de te faire confiance. » Je tire la chaise de mon bureau et je m’assieds, sans cesser de sourire à Emma. Bon, au moins je sais maintenant par quoi commencer : lui prouver que je ne suis pas le crétin dont j’ai l’air. Pour me donner une contenance, je retire mon blouson que je glisse sur le dossier de la chaise. Le bureau est d’une sobriété spartiate, rien ne vient perturber la concentration, pas de photos, pas de signes pour marquer son territoire. Juste un écran d’ordinateur, un clavier, un casque avec micro, un stylo. Emma se lève et vient près de moi. « Ok, moi c’est Emma comme le chef l’a dit, lui c’est Paul, elle c’est Jasmine. Vous ferez connaissance à la pause café. Tu te rendras vite compte qu’on n’a pas le temps de parler pendant le boulot, ça va trop vite, il faut passer le maximum d’appel dans les tranches horaires, de toutes façons, il y a un système de contrôle pour voir si on est en ligne ou non, si le chef s’aperçoit que tu n’es pas en communication, il rapplique assez vite voir ce que tu fabriques. Ça va ? Je peux t’expliquer comment ça se passe? » Hochement de tête de ma part assez significatif pour qu’elle continue sa formation expresse. « Bon, ça marche par série. Chaque semaine environs, il y a une nouvelle enquête et un nouveau listing de « cobaye » à appeler. Sur chaque formulaire d’enquête tu mets ton nom et le numéro que tu appelles et après tu suis le fil des questions. A force, tu verras que tu liras sans même faire attention à ce que tu dis, tu arriveras à te mettre en roue libre. Le plus chiant c’est quand tu tombes sur un vieux qui comprend rien et qui t’oblige à répéter ou celui qui croit que tu notes toutes ses remarques ou qui te confonds avec « SOS amitiés », tu perds du temps dans tous les cas. Bon bien sûr, il y a ceux qui t’envoient balader, les pervers qui se croient au téléphone rose, ceux qui te raccrochent au nez …Mais mis à part ça,c’est un boulot sympa. Tiens, tu as une liste qui n’attend plus que toi. Tu peux te lancer tout de suite. Ah oui, un dernier conseil : lis plusieurs fois les questionnaires avant les premiers appels, ça t’évitera de déchiffrer le questions en même temps que tu es en ligne, ça fait pas sérieux. Bonne chance. » Fin de la formation expresse. Ici tout repose sur la rapidité d’exécution, la rentabilité. Le temps, c’est l’argent de Jef et visiblement, il ne faut pas rigoler avec. Je sens le regard d’Emma sur moi, je ne peux plus reculer d’avantage le moment de commencer. Je tousse un peu pour m’éclaircir la voix. Je prends le premier feuillet et je me mets à lire le questionnaire que je vais devoir débiter un maximum de fois pendant les deux heures qui vont suivre. Le thème se rapporte à la qualité de service d’un groupe bancaire. Les questions tournent toutes plus ou moins autour de l’accueil, de la rapidité, de la disponibilité du personnel en contact avec le public. Les réponses déclinent la gamme du « d’accord » : pas, plutôt pas, plutôt, tout à fait ». Je tourne les pages du formulaire : il comporte 35 questions, le temps moyen estimé est d’une dizaine de minutes par personnes interrogées. Je ne peux réprimer un soupir, auquel Emma répond : « T’inquiète pas trop, les deux ou trois premiers sont les plus difficiles et après tu n’y penseras même plus. » Je regarde l’ordinateur et le casque qui vont devenir mes ennemis intimes dans quelques instants. Il doit y avoir une sorte de masochisme à accepter un travail dont le principal outil est la chose que vous abhorrez le plus au monde, ou presque : un téléphone. Si j’en avais un, j’en parlerais à mon psy. Suivant les conseils d’Emma, je lis plusieurs fois le questionnaire. Même les dialogues sont prévus, la façon de se présenter, le ton à employer, tout est indiqué sur le fil conducteur. Rien n’est laissé au hasard, tout est cadré, structuré, pas de place pour l’improvisation et la spontanéité. Ça ne doit pas être rentable la spontanéité, on y perd trop de temps sans doute. Après ces découvertes qui me déstabilisent un peu, (et pourtant mon sang froid en toute circonstance est légendaire…enfin, j’aime à le croire), il est temps pour moi de me lancer. Je me connecte comme Emma me l’a appris quelques instants plus tôt, j’entends la tonalité, je fais jouer mes doigts comme un pianiste assouplit ses outils de travail et je compose le premier numéro de la liste. Je recommence aussitôt dès que la voix anonyme mais pourtant si célèbre de France-Télécom m’informe que le numéro n’est pas attribué. Je mets cela sur le compte de l’émotion. La fois suivante est la bonne. Quelques sonneries, on décroche et c’est parti. Je mentirai en prétendant que je m’en suis sorti du premier coup. Après avoir bafouillé, mangé mes mots, inversé l’ordre des questions pour enfin raccrocher sans remercier l’interlocuteur, mon premier appel a duré dix-huit minutes et vingt-six secondes. Je suis aussi précis car un chronomètre décompte le temps des conversations dès que le correspondant décroche, histoire que l’on reste dans les délais et surtout que la rentabilité soit assurée. Au bout d’une heure trente à ce rythme, Emma me fait signe de la suivre. Jasmine et Paul nous accompagnent sans qu’on les y invite. Emma m’explique que chaque équipe prend une pause de dix minutes à une heure précise et surtout jamais en même temps, tout est organisé selon un planning établi chaque semaine. Rien n’est laissé au hasard je vous disais. La pièce qui tient lieu de salle de repos est trop petite pour contenir tout le monde. Une table, cinq chaises, un micro-ondes et une cafetière électrique posée sur un petit meuble constituent la déco. « Tu bois du café ? – Me demande Emma. « Oui, merci. - Tu amèneras une tasse demain, on n’a pas de vaisselle d’avance ici. Pour aujourd’hui tu peux prendre celle-ci. » Tout en parlant, elle me sert ainsi que les deux autres. C’est la seule qui semble qui semble faire l’effort de m’accueillir. Jasmine observe le lino, perdue dans ses pensées tandis que Paul entame la seconde barre chocolatée qu’il sort de la poche de son pantalon. A en juger par sa silhouette, cela semble être sa principale occupation lors des pauses. Il me regarde en mastiquant, sans un mot. Emma me pose la question à laquelle je m’attendais : d’où je viens, où je vis, et pourquoi je ne fais pas autre chose dans la vie qu’un boulot d’étudiant mal payé. Je réponds tant bien que mal, en restant évasif pour ne pas trop accaparer nos dix minutes de repos mais aussi parce que je sais par expérience que les gens ne vous écoutent jamais vraiment longtemps et qu’ils se désintéressent de vous encore plus rapidement si vous entrez dans les détails. Par contre, si on leur pose des questions qui montrent qu’on s’intéresse à eux, et là, ils deviennent intarissables. J’allais donc poser à mon tour quelques questions à Emma quand elle dit : « Allez, on y retourne. » Fin de la pause. Retour au bureau. Nouvelle série d’appels jusque quatorze heures. Je retire mon casque et coupe mon ordinateur, je souffle, je suis vanné. Emma me dit : « Pense à recharger tes batteries, on reprend dans cinq heures. » Je lui réponds d’un sourire las. Chacun s’en va de son côté, les autres me regardent à peine. Ici comme ailleurs, je ne suis qu’un parmi d’autres qui sont passés par là. Une fois dehors, je respire à fond, comme pour me remettre de cette première matinée et je décide de marcher un peu. Les rues avoisinantes sont tristes et sales. Une suite de vieux immeubles aux peintures fatiguées, des arbres en fin de parcours plantés à égale distance les uns des autres, le décor n’est qu’une déclinaison de tristesse, rien à voir avec le quartier où vit Jef. J’imagine que les loyers sont moins chers ici. Je me rends compte que les rues sont toutes semblables à elle-même, à part quelques petites supérettes, il n’y a que des bureaux ou des vieux bâtiments. Je décide de reprendre le métro vers Paris, j’ai du temps à tuer devant moi. J’ai aussi tout un tas de choses urgentes à faire, de la paperasse à remplir, prendre un abonnement pour les transports, il me manque l’essentiel et un peu de superflu pour terminer mon installation. Bref, je dois me montrer que je me suis pris en main, que je suis un homme responsable, qui peut se débrouiller seul, sans Louise ou quelqu’un d’autre. Pour une fois. Mais bon, là il fait assez beau, je viens de terminer ma première matinée de travail, j’y retourne dans quelques heures, je n’ai pas trop envie de gâcher du temps libre avec tout ça aujourd’hui. Je suis, ne l’oublions pas, quelqu’un de sensible et même de fragile, j’avance dans la vie par palier, comme un scaphandrier qui remonte lentement à la surface. Oui, d’accord, je suis aussi un peu branleur. Ok, je reconnais. Mais, je fais avec
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