VIII
Tu viens d'où exactement? Tu parles assez peu en fait. Mis à part que tu sois pote avec le boss, je ne sais pas grand-chose de toi. C’est sans doute parce qu’il n’y a pas grand-chose à dire. En fait, je viens d’arriver il y a quelques jours. Disons que je sors d’une période pas très marrante et Jef me donne un petit coup de main. Tu sors de prison ? Heu…non. Pourquoi, j’en ai l’air ? Non, pas vraiment. Remarque, à la réflexion, c’est un peu ça. Je viens de quitter une fille avec qui je vivais depuis pas mal d’année. Et c’est elle que tu compares à une prison ? Plutôt la vie avec elle. Emma me regarde, songeuse. Difficile de deviner ce qu’elle pense mon histoire. – Et c'est toi qui es parti? – Oui, c'est moi. Comme ça sur un coup de tête. Il était temps, je crois. – Et maintenant ? – Maintenant? C'est une autre prison, le gardien a changé, ce n'est plus la même cellule, les barreaux ne sont plus du même métal, mais ça reste une prison. Elle sourit. – Ça donne pas vraiment goût à la liberté ton histoire. Elle te manque à ce point? – Non, pas le moins du monde. C'est juste......., j'ai l'impression de m'enfermer dans une autre routine, les jours s'enchaînent, invariablement et je crois ne pas pouvoir y faire grand chose. C'est plutôt démoralisant à la longue. Désolé, c'est mon côté tristounet qui ressort. – T'en fais pas je suis pas bien gaie non plus. On a tous notre lot. « chacun porte sa croix » comme disait je sais plus qui. Elle rit. J'aime son rire, mais je suis incapable de lui dire. Ma vie serait sans doute différente si je savais dire ce genre de choses, ou même les choses, tout simplement. Pourquoi est ce donc si difficile? Je ne sais pas si c'est de la pudeur ou de la peur. Un peu des deux sans doute. Un drôle de mélange qui me coupe des autres. On me croit froid et distant, même méprisant parfois. Ce n'est qu'un masque. Hé, Ho ce n'est qu'un masque!! Je ne suis pas ce dont j'ai l'air, je vous jure, regardez-y de plus près. Emma a repris la parole. Elle me raconte son fils, le père de celui-ci, elle se raconte un peu. Elle ne se plaint pas, c'est plutôt comme un trop plein qu'elle évacue de cette façon. Elle lâche du lest pour se sentir plus légère. Peu importe que ce soit moi ou un autre qui l'écoute. Je comprends qu'il n'est pas nécessaire de lui répondre. Pas de conseil à lui donner, d'ailleurs je ne serais pas crédible dans ce rôle. Il n'y a qu'à tendre l'oreille, soutenir son regard, le reste elle s'en charge. C'est son histoire, elle la connaît par coeur, ça doit faire des dizaines de fois qu'elle se l'est mentalement racontée. Elle n'attendait que le moment propice pour ressortir tout ce qu'elle avait accumulé. Quand le serveur vient pour encaisser l'addition et nous faire remarquer qu'il est temps pour lui de fermer, il est près de 23 heures. Ni elle ni moi n'avons vu le temps filer. Emma se souvient soudain qu'elle a un fils qui l'attend chez sa voisine. Elle attrape sa veste et son sac et file vers la porte pendant que je règle l'addition. Quand je sors, elle m'attend sur le trottoir. – Désolée, je dois partir. – Pas de problème, allez dépêche -toi; – En plus, je t'invite et c'est toi qui paye. Je crois que tu n'accepteras plus mes invitations à l'avenir. – Qui sait? On verra bien la prochaine fois si je refuse. - D'accord, on verra ça. Bon, ben à demain? – À demain. Emma part vers la station de métro toute proche quand elle semble se raviser. Elle fait demi-tour, revient vers moi à grandes enjambées puis, une fois devant moi, elle m'embrasse sur la joue et murmure : – merci de m'avoir écouté, ça m'a fait du bien. Je ne sais pas trop quoi répondre alors, je grimace un sourire et marmonne : – Pas de problème, si ça peut rendre service... Mais déjà, elle a disparu dans l'escalier de la station.