II
CHAPITRE 4
Je marche lentement
pour regagner l’hôtel. Je réalise difficilement ce qui vient de se passer. Je
vérifie que j’ai toujours la carte de Jeff dans ma poche ; je n’en reviens
pas de la manière dont j’ai pu m’aplatir devant lui, tout comme j’ai du mal à
croire qu’il fera quelque chose pour moi. Il n’y a aucune raison pour qu’il agisse de la
sorte, ami d’enfance ou pas. J’appellerai mardi et,soit je n’arriverai pas à le
joindre, soit il me dira que son plan n ”a pas marché et je lui dirai
alors que ça n’est pas grave,salut et à dans quinze ans.
Et en plus j’ai
insisté pour payer la note. Quel crétin je fais ! Plus je vieillis et plus
je ressemble à mon père : un tocard, un faux-cul et un gugusse.
Quand j’arrive au
bas de l’hôtel, je suis en colère après moi, après Jeff et après Louise.
Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans ? Rien bien sûr, mais je ne peux
pas m’empêcher de la mêler à tout ce qui
m’arrive. Et puis si elle avait été différente, je ne serais pas parti de cette
manière et je ne me serais pas retrouvé dans une telle situation. Facile ?
Oui, et alors ?
Je me retrouve dans
la chambre. Je vais prendre une douche pour me calmer. Les serviettes de cet
après-midi sont encore humides mais ça fera l’affaire, je m’allonge sur le lit
et j’allume la télé. Je joue sans arrêt avec la télécommande. Une chaîne câblée
diffuse un porno. Des filles dont les seins refaits semblent trop artificiels,
prennent des positions trop acrobatiques pour être crédibles et cependant
l’ensemble est tout de même efficace.
Au bout d’un moment
mon truc se réveille et je me détends. Louise se refusait souvent à moi. Pas au
début, au contraire, elle semblait apprécier nos parties de jambes en l’air, et
je dirais même qu’elle les recherchait. Petit à petit, le temps entre deux
séances est devenu de plus en plus long. Je comptais en jours, en semaine puis
en mois. Chaque fois je devais insister pour qu’elle accepte de faire l’amour,
si tant est que l’on puisse appeler cela
faire l’amour. Un rapport où l’on est à demi ensommeillé, qui ressemble à un
combat de lutteur et qui se termine par des plaintes le lendemain parce que
Louise est fatiguée pour n’avoir pas eu son compte de sommeil.
J’en avais fini par
me soulager tout seul. J’achetais parfois des revues pornos avec des annonces
d’amatrices dont les physiques imparfaits me raccrochaient à la réalité.
Au bout d’une
vingtaine de minutes, le sommier de la chambre voisine se met à gémir et une
voix féminine en fait autant. La tête de leur lit cogne de plus en plus vite
contre la cloison, puis le silence, puis la douche.
Sur l’écran de la
télé, une blonde et en train de sucer un type pendant que trois autres se
masturbent autour d’elle. Je finis par les accompagner et je me termine dans la
salle de bain.
Ces petites séances
me laissent toujours triste, mais elles me permettent de dormir quand je n’y
tiens plus. Est-ce vraiment normal de
devoir encore passer par là à mon âge ? Je n’en sais rien, je fais avec.
Cette fois encore, je ne coupe pas à mon petit moment de déprime. Je me demande
si je vais devoir me masturber pour le restant de mes jours. Je quitte Louise,
je n’ai pas l’intention de revenir vers elle et pourtant, je suis incapable de
m’imaginer faire l’amour à une autre. Toucher pour la première fois le corps
d’une inconnue doit être une sensation bizarre quand on a vécu si longtemps
avec la même femme, comme si ce geste marquait vraiment la fin réelle de ce qui
a pu être votre histoire.
Je me recouche et
je change de chaîne. Entre un quatuor de cordes et la chasse en Sologne, j’ai
du mal à choisir. J’opte donc pour la rediffusion d’un jeu. Y’a-t-il vraiment
des gens qui veillent si tard pour regarder ces programmes, ou alors elles ne
sont destinées qu’au insomniaques dans les chambres d’hôtels qui viennent de
quitter leurs femme, ou alors c’est une sanction disciplinaire dans les chaînes
de télévision : le type qui a fait une connerie énorme est condamné à
réaliser l’équivalent de trois heures
d’émission sur la pêche à la mouche en Lorraine.
Je me sens épuisé
et pourtant je sais que je ne vais pas réussir à dormir. Pas après une telle
journée. Je me relève, me rhabille et descends jusqu’à l’accueil où il y a un
distributeur de boissons. La fille de l’après-midi n’est plus là, j’entends le
son étouffé d’une télé dans une petite pièce derrière le comptoir, je crois
vaguement reconnaître les jappements d’un chien et les encouragements de son maître. Tandis que je cherche de la
monnaie dans mes poches, un homme vient prendre un café. Il me regarde d’un air
bovin, glisse ses pièces dans la machine et, tout en surveillant son gobelet,
se met à se gratter consciencieusement les fesses. L’opération terminée, il
saisit son gobelet et s’éloigne en marmonnant un “ ‘soir ” auquel je
ne réponds pas. Je prends un long noir et je remonte dans ma chambre.
Il n’est pas loin
d’une heure du matin, nous sommes donc dimanche. J’essaye de prévoir ce que je
vais faire faire de ma journée mais sans succès. Rien ne me fait réellement envie.
Et lundi ? Il me faut organiser ma nouvelle vie sans Louise pour me dire
ce que je dois faire, et je ne sais pas comment m’y prendre. Je ne sais pas
quoi faire d’un dimanche, alors de toute une vie ! Une vie longue comme un
dimanche.
Je finis mon café.
Je me laisse bercer par les images de la télé et je m’endors enfin.
CHAPITRE 5
Le dimanche est
passé comme …un dimanche. C'est-à-dire sans bruit, sans goût, sans laisser de
trace quelconque. Je déteste les dimanches : ce sont des jours morts dont
on ne voit pas la fin. Quand j’étais gamin, c’était messe obligatoire le matin,
avec pointage à la sortie pour mériter le droit de faire la communion. Et puis
c’était le repas, interminable, jusqu’au milieu de l’après-midi, avec entrée
froide, poulet frites ou rôti qu’on terminait froid le soir. Pour couronner le
tout, il y avait l’immanquable génoise couverte de sucre glace que je
détestais. Seul oasis dans ce désert dominical, le film d’aventure à la
télévision, en fin d’après-midi. Et puis venait l’heure où je m’inquiétais de
mes devoirs et le début de l’angoisse à l’idée de retourner à l’école le lundi
matin. J’ai conservé depuis ce temps une boule au creux de l’estomac qui
réapparaît invariablement chaque fin de week-end.
Le dimanche était
donc tout un jour de congés gâché par les rituels assassins, qu’il fallait
respecter parce que c’était comme ça et qu’il n’y avait pas à discuter.
Et surtout, je me souviens du supplice que
représentait les “ habits du dimanche ” dans lesquels j’étais mal à
l’aise. Ma mère me faisait porter les pantalons en tergal que mes frères
avaient mis avant moi et qui d’après elle, étaient encore très bien, sans se
soucier un instant que ce tissus me donnait des démangeaisons qui me rendaient
fou et me laissaient les jambes couvertes de boutons à la fin de la journée.
Le lundi je me lève
tôt pour aller travailler. Je prends un
café au distributeur et j’achète un croissant sur le chemin du métro. J’arrive
avant tout le monde devant les établissements Crum, livraisons de fournitures
aux collectivités, où je suis standardiste intérimaire.
Madame Rosyne qui a
la clé, n’arrive qu’à huit heures trente. J’ai encore un quart d’heure à
patienter. Je m’assois sur les marches de l’entrée principale et je réfléchis.
Depuis le veille, une idée me trotte dans la tête, un pressentiment dont je
n’arrive pas à me défaire : Louise est tout à fait capable de venir faire
un scandale ici, devant tout le monde, parce qu’elle sait que je viendrai
travailler car j’ai trop besoin d’argent. C’est le seul endroit où elle est sûre de me retrouver.
Quand madame Rosyne
arrive, elle est surprise de me trouver là mais ne dit rien. Elle me trouve
juste fatigué et me demande si je ne suis pas fatigué. C’est la plus ancienne
de l’entreprise ; elle travaille ici depuis la création, elle connaît tous
les clients, toutes les affaires, elle a été le bras droit de chaque patron qui
se sont succédés, d’après ce que j’ai entendu dire, et pourtant elle est
gentille.
Pour une raison que
j’ignore, elle m’a pris en sympathie dès mon arrivée. Son petit côté
“ mère poule ” m’agace un peu
mais je me dis qu’elle aurait pu être une peau de vache.
Je partage mon
bureau avec deux filles. Je remplace une troisième qui est en congés maternité.
La place est d’ailleurs plutôt destinée à du personnel féminin, mais l’agence
d’intérim s’était trompée dans les fiches et comme on avait besoin de quelqu’un à tout prix, j’ai fait l’affaire.
Les filles ne
m’acceptent pas et mes le font sentir. Ca ne me gène pas outre mesure, pendant
qu’elles m’ignorent, je peux regarder leurs jambes et le reste à la dérobée
sans qu’elles le remarquent, ce que je considère comme une juste compensation.
Mon travail
consiste à recevoir les visiteurs, à répondre au téléphone et accessoirement
appeler les clients pour prendre leurs commandes. Rien de bien violent en
somme.
Je surveille
l’entrée nerveusement, je regarde à la fenêtre toutes les cinq minutes pour
vérifier que Louise n’arrive pas. J’ai les boyaux en feu, je vais trois aux toilettes
dans la matinée. Quand midi arrive, je n’ai pas faim, une boule de bowling me
replace l’estomac. Je me contente d’un café au distributeur et je vais marcher
un peu dehors, pour tenter de me détendre.
Je reprends mon
poste en début d’après-midi. J’appelle quelques clients, je jette des coups
d’œil nerveux à l’horloge. L’heure n’avance pas, c’est une journée calme. Petit
lundi, grosse semaine. Quelle connerie ! C’est le genre de phrase qui ne
veulent rien dire et que je déteste.
Un peu plus tard,
je suis occupé à remplir quelques bordereaux de commandes, je relève la tête.
Elle est là, au milieu du hall. Je ne sais pas depuis combien de temps elle s’y
trouve. Elle me regarde. Ses yeux sont cernés et gonflés. Elle a dû sûrement
beaucoup pleurer, beaucoup fumer et peu dormir.
Elle s’approche du
guichet et je n’entends plus que le battement de mon cœur dans mes tempes. J’ai
du mal à contrôler le tremblement de ma main.
“ - bonjour…
- Tu rentres ?
- Ecoute Louise, on ne va pas parler de ça
ici…
- Tu rentres, oui ou non ?
- J’arrives, ne bouge pas.
Je lui dis que
j’arrive et pourtant je ne parviens pas à quitter mon guichet. La vitre qui
nous sépare m’offre il est vrai une protection que j’hésite à abandonner.
Derrière moi, les filles ont arrêté de taper sur leur ordinateur pour suivre la
scène.
Je la rejoints
finalement.
“ - Tu ne
rentres pas ? Pourquoi tu ne rentres pas ? Pourquoi tu ne veux pas
parler ? Tu ne crois pas que ça pourrait s’arranger si tu voulais parler
de temps en temps, hein ? Réponds !
Elle parle d’une
manière froide en martelant ses syllabes et je comprends qu’elle a décidé de me faire payer mon
départ.
“ - Pourquoi
tu me fais ça, hein, pourquoi ?
Elle parle de plus
en plus fort. Je ne répons pas. A cet instant je ne pense qu’au scandale
qu’elle est en train de faire. Je ne sens que le regard des deux connes derrières leur vitre qui doivent se
sentir comme à guignol. Je prends Louise par le bras pour l’emmener vers la
sortie. Elle se dégage violemment.
“ - Tu ne me
touches surtout pas !
- Viens Louise, parle moins fort, on nous
regarde.
- Je m’en fous, tu entends, je m’en fous. Tu
me plaques comme une merde, tu me laisses toute seule du jour au lendemain et
monsieur ne veut pas de scandale, c’est ça ? Tu me prends pour une
conne ? T’as honte, j’espère !
- S’il te plait, Louise, arrête.
Je parle doucement,
presque un murmure. J’ai l’espoir fou de la calmer. Je la supplierais presque.
Mais je sais que ça ne sert à rien, que la machine est en marche et que rien ne
l’arrêtera. Je suis mort, tué par le ridicule.
“ - Alors,
c’est laquelle que tu baise ?
- Y’a personne Louise. C’est juste que nous
deux, ça ne va plus, c’est tout.
- Y’a personne Tu penses que je vais te
croire ? Tu ne sais rien faire tout seul, tu ne prends jamais de décision.
Ne me dis pas qu’il n’y a pas une salope derrière toute cette histoire !
Et Louise continue
de crier de plus belle et je finis par me laisser tomber dans un des fauteuils
de l’accueil et j’attends que ça se passe. Je ma laisse ensevelir par les cris
de Louise qui gesticule, arpente le hall, bouscule au passage le cendrier et
les plantes vertes. Les secrétaires du premier étage sont sorties de leur
bureau et observent la scène. Madame
Rosyne qui est du nombre, me regarde, effarée.
Je n’ose plus
regarder personne. Monsieur Pétilong, le contremaître du quai d’expédition,
débarque dans le hall après qu’une des deux filles du standard l’ait appelé. Il
attrape Louise par les épaules et la conduit fermement vers la sortie. Elle se
laisse faire bien qu’elle continue à crier. Quand il revient, je suis toujours
effondré sur mon fauteuil, à fixer la table basse recouverte de revues.
“ - Les
histoires de famille, c’est à la maison. Pas ici.
CHAPITRE
6
J'ai tué Louise. Des dizaines de fois, de
manières différentes. On fait des miracles avec un cendrier sur pied et même
avec une table basse, en y mettant du sien. D'accord, c'était en rêve, mais sur
le coup, ça m'a fait du bien.
Quand Louise a quitté le hall, escortée par
le contremaître, j'aurai donné n'importe quoi pour que le vieux linoléum
s'ouvre sous mes pieds pour m'engloutir.
Je l'ai fixé longtemps mais le sol est resté désespérément immobile. Alors, je
me suis réfugié dans les toilettes. J'en
ressors au bout d'un long, très long moment. Quand je regagne mon bureau, les deux secrétaires ne me
quittent pas des yeux. Je ne sais pas ce qu'elles attendent de moi, que je
pleure, que je parle, que je les envoie balader? Sans un mot je m'assieds. Pour
me donner une contenance, je remets un peu d'ordre sur mon bureau qui est vide,
mis à part quelques bons de commandes que j'empile soigneusement. J'ai envie de
me sauver, de courir très loin. Mais j'ai trop besoin de mon salaire à la fin
de la semaine. Je dois tenir jusqu'à demain, jusqu'à ce que j'appelle Jef.
L'après-midi est interminable. Quand il est
enfin dix-sept heures, j'attrape mon blouson et je file sans demander mon
reste. Je prends le bus qui va au centre commercial. Si ce soir je veux
échapper aux hamburgers, quelques achats s'imposent. Et surtout, je veux
oublier tout ce qui c'est passé cet après-midi. Et traîner dans les rayons d'un supermarché me
semble un bon moyen.
Bizarrement, je me sens un peu soulagé. Je
savais que Louise ne lâcherait pas si facilement, que ce serait sa petite
vengeance. Le scandale que j'appréhendais tant est maintenant derrière. Je suis
tranquille. Enfin, je pense. Elle peut très bien revenir ou me préparer autre
chose.
Un panier rouge à la main, j'arpente les
allées du supermarché à la recherche de mon repas. Je prends du pain, du
fromage, des yaourts et du café soluble, pour ma dose quotidienne de caféine.
Je craque aussi pour du chocolat et je termine par un détour par le rayon
librairie, où j'achète une édition de poche d'un polar à succès.
En me rendant vers les caisses, je passe
devant un miroir. L'image qu'il me renvoie n'a rien de flatteur. Mal rasé, les
vêtements chiffonnés, mon allure n'est pas des plus fraîche. Je fais donc
demi-tour, et je complète mon cabas avec des sous-vêtements et le nécessaire
pour rétablir un état d'hygiène acceptable chez un être humain.
Au passage en caisse la vendeuse a un petit
sourire en faisant défiler mes achats devant son lecteur optique. Au bip
qu'elle déclenche à chaque article, il me semble qu'elle ralentit
ostensiblement à mesure que se profilent sur le tapis mes dessous neufs. Elle
se fout de moi, j'en suis sûr. J'ai chaud tout à coup. Je lui tends ma carte
bleue sans la regarder. Une fois l'opération terminée, je marmonne un truc
incompréhensible en réponse à son au revoir.
Je me dépêche de rentrer à l'hôtel, en
essayant de ne plus pense à la caissière. Une fois arrivé, je fonce sous la
douche. Je m'installe ensuite sur mon lit, où je me gave de pain et de fromage
en regardant la télévision. Je me sens bien, détendu comme rarement. Le
programme est nul, un jeu de question- réponse, mais ça m'est complètement
égal, je savoure ce moment de calme. Je commence à comprendre ces types qui une
fois rentrés chez eux, ne décollent plus du canapé sauf pour aller pisser au
moment des pubs. Le Mâle après sa journée de labeur mérite bien un peu de
repos, non? OK, passons.
Après mon repas simple mais néanmoins
bourratif, je me prépare un café dans le
verre à dent de la salle de bain. L'instantané préparé avec de l'eau chaude du
robinet et assez moyen, d'autant que j'ai oublié le sucre. Il faudra que j'y
pense demain, tout comme il faudra que j'appelle Jef. Mais je ne risque pas de
l'oublier. J'hésite quant au moment pour lui téléphoner. Trop tôt, il pourrait
croire que je m'accroche à lui comme à une bouée de sauvetage. C'est un peu le
cas, mais il n'a pas besoin de le savoir. Dans la soirée, il risque d'être
sorti. Alors je décide de couper la poire en deux : je l'appellerai en début
d'après-midi.
Je passe d'une chaîne à l'autre et puis
j'éteins pour lire un peu. Il n'y a aucun bruit dans l'hôtel. J'ai l'impression
d'être le seul client. Je vais vérifier si la porte de la chambre est bien
fermée. Quand enfin je m'endors, il est
très tard.
CHAPITRE
7
Je me réveille en sursaut. Je regarde ma montre : il est neuf heures et je
suis donc très en retard. Je bondis hors du lit, je fonce dans la salle de
bains m'asperger le visage et de retour dans la chambre, j'essaye de démêler
dans la panique mes vêtements que j'avais abandonnés la veille au pied du lit.
Alors que je me débats avec une jambe de
mon jean, je m'arrête soudain. Ce que je suis en train de faire rime à quoi?
CUMPS ne va pas arrêter de tourner parce que je n'ai pas su me lever. Une des
deux secrétaires prendra ma place et voilà tout. Qu'est-ce que j'ai à perdre?
Les deux connes avec lesquelles je partage le bureau me détestent déjà et quoiqu'il arrive, mon contrat se termine à
la fin de la semaine. Je décide donc de prendre tranquillement une douche,
suivi d'un petit-déjeuner avant de les
appeler pour leur dire que je ne me sens pas très bien mais que j'arrive dès
que je serais passé chez le médecin.
C'est la première fois que je prends une
décision de ce genre. Cela fait une sensation bizarre mais en même temps pas
désagréable. C'est comme si je faisais l'école buissonnière.
Je prends donc mon temps. Quand j'arrive au
bureau il est presque onze heures trente. Celle des deux filles qui m'avait
remplacé à l'accueil, se lève pour regagner sa place dès qu'elle me voit entrer
dans le hall. Toutes les deux m'ignorent royalement quand je passe à côté
d'elles.
A midi, quand elles vont déjeuner, je me
rends compte que je n'ai rien prévu pour manger. Je vais jusqu'aux distributeurs
situés dans les vestiaires du personnel pour y prendre du café et quelque chose à grignoter. Des types qui
travaillent sur le quai d'expédition sont en train de prendre leur pause. Pour
eux aussi je suis transparent. Je ne suis pas vraiment de leur côté puisque je
travaille dans les bureaux. Le détail qu'ils ignorent c'est que ceux des bureaux considèrent que ma place
n’est pas avec eux non plus. Je crois pour voir dire que personne ne me
regrettera vraiment à la fin de la semaine, excepté peut-être madame Roselyne.
J'ai oublié mon livre à l'hôtel. Pour
passer le temps, je griffonne sur un bloc de papier en essayant de ne pas trop
regarder l'horloge. Il n'est pas encore treize heures. Je suis tenté de laisser
tomber, de ne pas appeler Jef. Je suis pratiquement sûr qu'il n'aura rien pour
moi de toute façon. Treize heures et deux minutes, je décroche le combiné. Je
compose le numéro de son portable pour avoir plus de chance de le joindre. Je
tombe sur sa messagerie. Je raccroche sans laisser de message. J'attends cinq
minutes avant de recommencer. Mes mains tremblent. Je prends une profonde
respiration et je vérifie le numéro sur la carte de visite qu'il m'a laissée.
Ça sonne. Jef ne réponds qu'à la troisième
sonnerie.
"- Allo!
Sa voix est assurée et forte. La mienne
fait dans le vibrato.
"- Allo, Jef ?
· Allo, parlez plus fort, je ne vous entends
pas.
· Jef, c'est moi, Greg.
· Ah Greg, comment vas-tu? Justement
j'attendais ton coup de fil. Bon, j'ai peut-être un truc pour toi. Voilà, on
développe une nouvelle branche dans l'entreprise. On travaille en
sous-traitance pour des instituts de sondage qui ont trop de boulots. Je te
passe les détails. En tout cas, en ce moment on recrute des personnes pour réaliser des questionnaires par téléphone. C'est
tout bête, il suffit d'appeler les gens chez eux, poser deux trois questions et
basta. C'est pas méchant. Le salaire est composé d'un fixe plus une commission
par questionnaire remplis. Voilà, est-ce que ça t'intéresse
Je ne sais pas quoi répondre. D'accord, ce
n’est pas l'emploi du siècle, le salaire ne semble pas mirobolant mais ça me
sort de l'impasse où je risquais de croupir pendant pas mal de temps.
"- ça me paraît plus que bien Jef.
Mieux que tout ce que je pouvais espérer. Merci, sincèrement, merci. Ça se
passe où ?
· Ici, à Paris.
· Ah...
Jef doit percevoir la déception dans ma
voix car il ajoute aussi vite :
"- On a une chambre de bonne qui ne nous sert à rien. C'est sous les
toits. Ce ne sera pas le grand luxe, mais tu pourras aller et venir comme tu
veux, tu seras chez toi. Pour le loyer on s'arrangera plus tard. Alors, tu
viens?
Là je dois reconnaître que Jef me scie les
jambes. Le matin, j'étais sûr qu'il me baladerait pour ne rien me proposer et
au final, il me propose un travail, un toit. Une nouvelle vie en somme.
"- Je savais pas que tu faisais Père
Noël à tes heures perdues. Je dois commencer quand?
· Y'a rien qui presse pour l'instant. Tu
termines où tu es actuellement et tu viens t'installer ce week-end. Alors, je
t'attends?
· Un peu que tu m'attends ! Je cours te
rejoindre.
· OK, rappelle moi demain, je te donnerai les
détails pour venir.
· A demain Jef, tu me sauves à un point que tu n'imagines pas.
· C'est rien. A demain Greg.
Un de mes défauts,
qui sont nombreux je le reconnais, est
de toujours craindre que mon
interlocuteur n'est pas compris à quel
point je lui suis reconnaissant quand ce dernier me rend service. Je suis
toujours pris d'un besoin d'insister lourdement pour le remercier. Parfois, je
dois même me contenir pour ne pas lui baiser les pieds. Enfin presque.
Là, j'ai envie de
bondir en hurlant dans les couloirs. Je
me sens léger, euphorique, Léonardo di Capprionesque à la proue d'un navire
hurlant "I'm the king of the world".
Quand le deux
filles reviennent de leur déjeuner, l'air béat et le sourire subtilement crétin que j'affiche semblent les surprendre.
Toutes les deux me regardent en se demandant si, en plus d'être le dernier des
salauds avec les femmes, je ne tâterais pas de la fumette en douce, pendant la
pause. Mais je suis si haut que rien ne
peut m'atteindre. Je me souviens d'une chanson dont le refrain disait : "
le futur est si lumineux que je dois porter des lunettes de soleil. " A
cet instant précis, c'est exactement la façon dont je vois la vie.
Et Louise n'est plus qu'un minuscule point
noir dans mon azur, pas même un nuage, non, juste une tout petite chiure de
mouche que bientôt j'effacerai.
CHAPITRE 8
L'après-midi est
passée comme un rêve. A dix-sept heures, mes voisines de bureaux m'ont regardé partir d'un air effaré : pour
la première fois depuis trois mois que je travaille chez CUMPS, je leur ai
souhaité une bonne soirée avec le sourire en prime. Pour un peu, je les aurais
embrassées si elles n'avaient pas été aussi connes. L'euphorie ne m'a
heureusement pas fait perdre le sens des réalités.
Mais dans le fond,
je suis d'une bonne nature : quand il tourne tout seul, j'adore le monde
entier.
Je fais un crochet
par le centre commercial où j’achète de
quoi fêter la bonne nouvelle de la journée, j’ajoute à mes achats un cahier et
un feutre bleu. Je vais même jusqu’à rechercher la caissière de la veille,
celle qui s’était foutu de mes sous-vêtements. Peine perdue, elle ne doit pas
travailler ce soir. D’ailleurs je ne sais pas ce que j’aurai fait. Je lui
aurais simplement souri peut-être.
Je rentre à
l’hôtel, prends une douche et je m’installe devant la télé pour manger. Je
découvre que finalement, certaines habitudes routinières ont du bon. Après tout où est le mal à recommencer chaque jour une
activité qui procure un peu de
satisfaction. Des milliards de personnes font bien quotidiennement les mêmes
choses qu’elles détestent sans que personne ne trouve cela choquant.
Une fois le repas
terminé, je prends le feutre et le carnet et je commence à dresser la liste de
ce que je ne dois pas oublier d’ici la fin de la semaine et le départ pour
Paris. Il s’agit surtout d’une liste des objets qui me semblent indispensables
bien que je sache que je peux pas m’encombrer : j’ignore complètement ce
que me réserve la chambre de Jef. Je trouverai sur place ce qui me manquera.
Et puis j’arrive au
point qui me semble le plus important de cette liste, le reste n’était que des
détours, des prétextes pour ne pas arriver à cette endroit précis : avant
mon départ, il me faudra récupérer certaines de mes affaires qui sont restées
chez Louise. Toute mes affaires en réalité, puisque je suis parti tel quel, les
mains dans les poches, avec pour tout bagage ma colère et l’envie de ne plus
revenir. Mais la colère n’a jamais vêtu son homme et un sac de vêtements me semble plus utile pour
l’heure. J’essaye de me souvenir des différents éléments qui composent ma garde
robe et de quelques objets auxquels je tiens le plus. Le reste, Louise en fera
ce qu’elle voudra, ce qui à mon avis se traduira par un nettoyage par le vide
de l’étagère et du tiroir qui représentaient les limites de mon territoire dans
le domaine “ louisien ”. Mais je ne perds pas de vue que tous ces
calculs, ces échafaudages de plans reposent sur un point délicat : je dois lui téléphoner pour
demander son accord. Je pars avec un
lourd handicap : j’ai horreur du téléphone et Louise et imbattable à
l’épreuve du dernier mot. Cependant, je ne peux pas y couper puisque je suis
parti en oubliant mes clés, comme d’habitude, dirait-elle. Si j’étais moins
étourdi, il m’aurait suffit de patienter qu’elle quitte les lieux pour
effectuer un saut rapide dans l’appartement. J’ai beau retourner le problème
dans tous les sens, l’évidence me nargue, je devrais l’appeler. Et comme le fer
doit être battu à bonne température, je décide de m’exécuter dès le lendemain
matin, en espérant un sursaut de mansuétude sa part, qu’elle n’est plus envie
d’assouvir sa vengeance certes légitime, mais qui m’emmerde.
Pour l’heure, j’ai
envie de profiter encore un peu de la douce euphorie qui m’accompagne depuis le
début de l’après-midi. J’éteins la télé ainsi que la lumière, et je m’étends
sur le lit d’où je laisse mon esprit filer
à sa guise.
Passées les joies
limitées que peut offrir le ciel couvert d’une soirée de fin d’hiver, celui-ci
revient vers les derniers jours qui se sont écoulés dans le but évident de
foutre en l’air l’autosatisfaction qui me réjouissait jusque là.
C’est quand même
étonnant cette constance de ma vie à dépendre de celle des autres. Il y a
quelques jours encore, Louise décidait du moindre de mes détails, aujourd’hui,
Jef m’offre la possibilité de me refaire mais je dois encore compter sur la
clémence de Louise pour récupérer ce qui m’appartient. Avouons qu’il y de quoi
descendre de son piédestal, aussi modeste fut-il. J’essaye de remonter aussi
loin que possible, mais je crois qu’il en a toujours été ainsi. J’étais un
enfant au caractère doux et conciliant, selon ma mère, et un gamin mou,
influençable et sans intérêt selon les différents instituteurs qui ont jalonné
ma scolarité. Même pour choisir une orientation après le bac, je m’en étais
remis aux conseils de mon père qui voulait surtout que je trouve rapidement un
travail et que mon salaire arrondisse ses fins de mois. Là aussi, le hasard a
plus agit que mes choix. Aujourd’hui, je l’avoue, ma carrière d’intérimaire
n’avait rien d’une vocation.
Et l’amour, me
direz-vous ? “ Pas mieux ”, répondrai-je. J’ai déjà dit que ma
vie sentimentale se résumait à rien. Un néant abyssal, un désert sans fond où
même l’échec donnait au moins la sensation d’exister. J’ai appris assez vite
que j’étais plus doué pour prendre des râteaux que pour rouler des pelles. Une
fois ces choses établies, j’ai usé de la dérision comme d’une armure, je me
moquais de moi avant que les autres ne le fassent. Dans mon catalogue personnel
de tares et de défauts, je suis quand même doté d’une forme de lucidité à mon
égard qui me met à l’abri de désillusions et de blessures inutiles. Il y a
quand même des failles dans la carapace, parfois je me laisse encore avoir,
mais dans l’ensemble, la protection est somme toute efficace.
La rencontre avec
Louise n’a rien d’un coup de foudre mais plutôt tout d’un malentendu orchestré
par un ami, du temps où il m’en restait encore quelques uns. Si Louise et moi
ne partageons qu’une seule chose, c’est le peu de goût pour les sorties, les
boîtes de nuits, les bars et les soirées entre potes. Il aurait fallu un
malheureux concours de circonstance, un coup de déveine, un hasard facétieux
pour nous mettre en présence l’un de l’autre. Mais il avait suffit de Pierre.
Je l’avais connu au lycée. Il avait décidé qu’on était amis, et comme je ne
suis pas du genre à contrarier les gens, j’avais laissé faire. Les années
passant, Pierre ne renonçait pas à son amitié malgré le peu d’enthousiasme que
je montrais en sa compagnie. Il nous arrivait souvent de sécher les cours
ensemble, mais les heures passées en sa compagnie ne changeaient rien à mon
opinion : Pierre était un crampon de première.
Plus tard il
rencontra une fille ave laquelle il s’installa rapidement. Je me croyais tiré
d’affaire, après tout la vie en couple sonnent souvent le glas des amitiés les
plus solides. Malheureusement, Pierre
était du genre fidèle. Aussi, il ne manquait jamais une occasion de m’associer
à son bonheur conjugal dès que l’occasion se présentait. J’ai donc eu droit à
la crémaillère de leur premier nid, les invitations régulières à dîner et à rester dormir (il est trop tard pour
rentrer à cette heure !), au déménagement vers un nid plus grand, aux
premières disputes, aux premières fissures dans le plâtre du bonheur et pour
terminer, à la séparation douloureuse pour tout le monde, moi y compris, du couple.
Je dis douloureuse pour moi car bien sûr, en qualité de meilleur ami, il était
inconcevable que je ne fusse pas le confident et le consolateur de Pierre.
Avant d’en arriver là, alors que tout était
pour le mieux dans sa vie, Pierre se mit en quête d’une petite amie pour moi.
Mon célibat forcé devait probablement
faire tache dans son décor. Son obstination à me trouver quelqu’un finit par
être payante et Louise entra dans mon existence
par la petite porte. Comment convaincre un type seul, un peu naïf, et vaguement
désespéré, qu’on a trouvé la perle rare qui lui convient ? On ne lui dit
pas. On lui fait croire que c’est elle qui vous a trouvé, que le coup de foudre
existe et que vous en êtes à l’origine. Et plus c’est gros, plus ça passe. Et
vous vous retrouvez quelques années plus tard, à vous demander tous les matins
ce que vous foutez là, pourquoi vous avez fait cette erreur à vingt ans qui
vous en coûte le double. Et vous maudissez le type qui est la cause de tout ça.
Apres la rupture de
son couple, Pierre a quitté la région pour aller plus au sud. Je suis sûr que
lorsqu’il repense à cette période, il doit encore rire du tour qu’il m’a joué.
L’enculé.
J’ai l’air de lui en vouloir, mais pas tant
que ça en vérité. Après tout, sans lui je serais probablement encore dans ma
chambre, chez mon père, à attendre qu’une chose arrive sans savoir quoi, à
rêver chaque soir, chaque week-end, en écoutant de la musique que je suis le
leader d’un groupe majeur du rock. La semaine, j’irais bosser, le samedi
j’irais répéter avec mes potes, ceux que Louise a fait fuir au fil des années.
On rirait des même blagues nulles qui nous faisaient déjà rire des années plus
tôt, on aurait même plus besoin de les dire, on y penserait au même moment et
ça suffirait. On passerait des heures à discuter musique, des derniers albums
de nos groupes mythiques qui ne passent jamais à la télé ou à la radio, on
dénigrerait tous ces jeunes groupes de
merde qui auront tout piqué aux anciens, mais sans le talent.
Et surtout, il n’y
aurait pas de filles pour venir dérégler cette mécanique bien huilée et inutile
que seraient nos vies. Sauf que ça ne s’est pas passé comme ça bien sûr. Il a
fallu que l’un de nous soit le premier à avoir une petite amie, qu’il soit moins disponible, que ses rêves de
gloire soient revus à la baisse pour devenir un emploi stable et un appartement
sympa mais pas trop cher. Il a fallu que Pierre s’en mêle. Parce que c’est moi,
Greg, le plus motivé de la bande, celui qui était prêt à tout sacrifier pour
tenter sa chance, le plus intransigeant, c’est moi qui ait craqué le premier.
Pourquoi a-t-il
fallu que Pierre s’en mêle et s’emmêle ? Car après tout, il aurait pu
faire un choix qui me convienne, trouver “ La fille “ dont je ne
rêvais pas mais qui serait devenu mon idéal féminin. Son initiative, c’était un
peu la loterie et je n’ai jamais eu de chance au jeu. Dans la famille
“ pas de bol ” je voudrais Greg : bonne pioche.
Merde, il fait
chier ce con, si un jour je le retrouve… Ben quoi, si je le retrouve ?
Rien évidemment, après toutes ces années, je me vois mal lui faire des reproches, lui dire :
“ dis donc vieux, merci bien pour le cadeau, t’avais pas pire à me
refiler comme copine ? C’était une fin de série, une laissée pour compte
dont personne ne voulait et t’as pensé à moi ? “ Et lui
répondrait : “ Ben quoi, t’étais pas content au début de l’avoir
cette fille ? Tu te voyais pas amoureux d’elle ? Parce qu’entre nous,
tu crois pas que t’étais mal barré ? D’accord c’était pas la fille de tes
rêves mais sérieusement, dans ce domaine, des rêves, t’en avais pas des tonnes
à l’époque. Et puis surtout, personne t’as obligé à rester jusque là, à fermer
ta gueule et à subir. Alors tes reproches, je m’assieds dessus. ”
Et il n’aurait pas
tors. Sauf pour les rêves. Je n’en n’ai jamais manqué en ce qui concerne les
filles. Mais rien n’est arrivé comme je l’aurais souhaité. C’est tout. Même
lorsque j’étais avec Louise, je n’ai jamais cessé d’espérer quelqu’un d’autre.
A la moindre occasion, ça partait au quart de tour. Il suffisait d’un regard
croisé par hasard, d’un sourire, d’un geste et je m’emballais. Seulement dans
ma tête, jamais plus loin.
Je me souviens de
cette fille, par exemple, dont j’avais partagé le bureau le temps d’un
remplacement. Je n’avais échangé que quelques paroles avec elle, le minimum
nécessaire pour qu’elle m’explique ce qu’on attendait de moi. Et pourtant ça
avait suffit. Comme je n’avais pas un tempérament de dragueur et que je suis
plutôt discret, au bout d’un moment, les filles baissaient leur garde pour
m’oublier ou quasiment lorsque j’étais là. Ce fut encore le cas. Je suis
certain qu’elle n’a jamais soupçonné ce qui se passait sous mon crâne pendant
toute cette période. Je la regardais à la dérobée dès que j’en avais l’occasion,
éventuellement je lui souriais quand j’en vais le courage. Mais jamais une
parole ne fut prononcée, aucun sujet personnel ne fut abordé, je n’ai jamais su
où elle vivait, si elle était célibataire, et elle ne m’a jamais rien demandé.
Elle n’a jamais rien su non plus de ma
douleur, chaque fois qu’elle répondait au téléphone en ma présence, que le ton
de sa voix changeait, qu’elle riait à une plaisanterie que je ne pouvais
entendre. Ces appels arrivaient toujours aux mêmes heures. Parfois, je comprenais
qu’elle aurait aimé que je sorte pour parler plus librement, ces réponses alors
se limitaient à des “ oui / non ”, des phrases inachevées, des
demi-mot. Mais c’était ma petite vengeance, quand elle disait : “ je
ne peux pas parler ”, de ne pas comprendre et je restais devant elle, le
nez dans des papiers auxquels je ne comprenais rien parce que j’essayais de
saisir leur conversation. Et je les détestais, l’un comme l’autre. Je n’étais
pas jaloux du type à l’autre bout du fil, mais de ces conversations que je
n’aurais jamais, ni avec elle, ni avec une autre.
Vu d’ici, c’est
ridicule, je sais bien mais on ne contrôle pas tout dans la vie. Heureusement,
j’ai toujours su qu’il ne fallait pas aimer au-dessus de ses moyens. Cela m’a
au moins permis d’échapper au ridicule, si je lui avais avoué ce que je
ressentais pour elle, ou une autre.
J’abandonne la
fenêtre et regarde le réveil. Il est plus d’une heure du matin. J’appellerai
Louise tout à l’heure, mais là, il faut que je dorme.