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parler fait fuir les betes
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2 juin 2007

I

PARLER FAIT FUIR LES BÊTES


 

 

 

 

 

 

“  On n’est même pas des victimes. Des bouts de bois sur une mer agitée. ”

 David TRUEDO : “  Quatre garçons dans le van ”


 

 

 

 

 

 

 

PROVINCE

CHAPITRE 1

 

 

 

 

 Quelle vie de con.

Ca change rien de le dire mais ça fait du bien.

 Quelle vie de con.

 Ce sont les premiers mots qui me viennent à l’esprit quand je me réveille le matin ; ou, pour être exact, c’est la troisième phrase que je prononce. La première est : “ Où est ce putain de réveil ? ”, La deuxième : “ Où sont ces putains de toilettes ? ”. Ce n’est qu’une fois assis sur le siège, le caleçon sur les chevilles, tandis que ma vessie se vide, que je rumine ces quatre mots.

 Le soir, ce sont les derniers que je prononce avant de sombrer dans le sommeil. Entre les deux, je cherche du travail ou je bosse quand j’ai de la chance, jusqu’au moment où je traîne les pieds pour retrouver Louise. En somme c’est une phrase qui résume assez bien mes journées et même mon existence. Ce ne sont pas des paroles en l’air.

 Mais là, au moment précis où je les pense, je ne suis ni dans les toilettes ni sur le bord de mon lit. Je suis assis dans un café, sur une vielle banquette en skaï qui émet comme un vieux pet chaque fois que je bouge. C’est l’après-midi et je viens de quitter Louise.

 Cela n’a pas été aussi difficile que je le pensais. En fait, cela s’est révélé assez simple. Il suffisait de trouver la bonne méthode et c’est ce que j’ai fait : j’ai agit sans réfléchir.

   En y repensant, je me dis que j’aurais du claquer la porte depuis longtemps. Mais c’est tout le problème chez moi : je cogite trop avant de faire les choses, alors je ne fais rien. C’est comme pour ce café. J’ai hésité un bon moment avant d’y entrer. J’ai toujours eu horreur des bistrots. En général, je préfère les fast-foods : le café y est meilleur marché et les gobelets en carton sont plus grands que les tasses de faïence. On en a pour son argent.

  Je suis un connaisseur.

 Seulement, aujourd’hui c’est samedi et le samedi, les fast-foods sont pleins de jeunes mecs en chasse et de jeunes filles qui jouent les proies, de vieux couples faisant une pause entre deux magasins accompagnés de toute leur marmaille. Voilà pourquoi je me retrouve assis prés de cette vitre, en plein après-midi, à regarder dehors où il ne passe pas grand-chose à part quelques promeneurs de temps en temps.

 Le bistrot ne paye pas de mine, Le décor est vieillot : des meubles en formicas rouge et jaune, un mur recouvert à moitié par des bandes de lambris et des affiches jaunies qui font de la réclame pour des boissons qui n’existent plus .

 Le patron lit le journal, appuyé sur le comptoir tandis que son unique client, à part moi, fait la conversation tout seul, en lançant des phrases en l’air que le patron laisse s’écraser au sol sans même y prêter attention.

 Lorsque je suis entré dans le café, les deux types m’ont regardé bizarrement Je dois admettre que passer cinq fois devant une porte avant de la franchir pouvait laisser planer le doute quant à mes intentions. J’ai choisi la table la plus reculée de la salle et j’ai du m’y reprendre à deux fois pour commander, le patron n’ayant pas compris ce que je voulais à la première. J’essaye de faire durer mon café mais ce n’est pas facile car les patrons de bistrots ont la fâcheuse habitude de servir leurs boissons chaudes, tièdes. C’est sans doute volontaire, pour qu’on ne reste pas trop longtemps sans commander. Rien n’est laisser au hasard dans ce bas monde, la température du café comme le reste.

 J’aime le café. J’en bois dès que j’en ai l’occasion. Louise ne m’en accorde pas plus d’un par jour ; deux quand elle est de bonne humeur, ce qui est donc rare. Alors, j’ai fini par acheter des sachets d’instantané que je cache. Dès que je suis seul, je ne compte plus les petits noirs et lorsque Louise est de retour, elle ne se doute de rien : ni filtre, ni cafetière chaude pour me trahir. Ma vie est palpitante, non ? Pleine de dangers et de suspense : notre héros va-t-il se faire surprendre une tasse à la main ?

 

 Je ne me sens pas très à l’aise dans cette salle, même si le patron et son client m’ignorent complètement. J’aurais peut-être du m’asseoir dehors sur un banc, seulement il fait encore froid dehors. Et puis il aurait fallu en trouver un, ce qui n’est pas si évident en ville. En fait je n’aime pas beaucoup m’asseoir dehors sur un banc : les gens vous regardent bizarrement parce que vous êtes assis pendant qu’ils sont en train de courir après je ne sais quoi. Il m’arrive parfois de me rendre au parc près de l’appartement de Louise pour y lire. Mais il me faut toujours beaucoup de temps avant de choisir un endroit qui me convienne. Et quand je l’ai enfin trouvé, j’éprouve comme de la culpabilité d’être là, oisif, un livre à la main sous le regard des promeneurs et des joggers. Je finis toujours par rentrer plus vite que je ne l’avais prévu. Louise me reproche souvent de ne pas savoir ce que je veux.

 Le lanceur de phrases me tape sur les nerfs. Je décide de partir. Je finis mon café en prenant soin de ne pas avaler les petits grains qui sont au fond de la tasse. Je repose celle-ci sur la soucoupe ébréchée qui lui est assortie en essayant de ne pas faire de bruit. Je me lève enfin en rajustant mon manteau. Je marmonne un “ au revoir ” auquel personne ne répond et je me retrouve dehors. 

 J’ai mal aux jambes et aux pieds. Je n’ai pas arrêté de marcher depuis ce matin, je ne sais pas quelle distance j’ai parcourue mais c’est plus que je n’en ai l’habitude. L’adrénaline m’avait fait oublier la douleur mais maintenant, elle se réveille. Je devrais être heureux de retrouver ma liberté et pourtant, j’ai un goût amer dans la bouche. Amer comme le café que j’aime.

  Je ne sais quoi faire du reste de l’après-midi. J’ai envie de m’allonger, de dormir, longtemps. Il faut que je trouve un hôtel.

 Je décide de me rendre dans le quartier de la gare. Il y a là de nombreux hôtels bons marché pour la plupart. Celui que je choisis semble convenable. La réception est à l’étage, je grimpe l’escalier mais arrivé devant le comptoir, il me faut un petit moment avant d’être capable d’articuler trois phrases. La jeune fille de l’accueil débite ma carte de crédit et me tend une clé, sans un sourire.

  Il me reste encore deux étages à gravir avant d’atteindre la chambre. Les meubles et la moquette sont usés et le couvre-lit est d’un modèle qui ne se fabrique plus depuis vingt ans, mais c’est propre. Et je m’en fous. Je me laisse tomber sur le lit en déclenchant les gémissements des ressorts. Je ferme les yeux. Le silence bourdonne dans mes oreilles. Je soupire : “ Quelle vie de con. ”.


 

CHAPITRE 2

 

 

 

 

 Je suis parti pour échapper à Louise et depuis ce matin je ne pense qu’à elle. A l’heure qu’il est, elle doit encore croire que je vais rentrer. Elle est sûrement en colère et elle imagine la scène telle qu’elle la jouera. Elle ne dira pas un mot. Elle attendra que je parle, que je lui demande pardon et alors elle me tombera dessus. Elle a déjà préparé les phrases qu’elle me lancera comme des pierres au visage, classant méthodiquement les arguments imparables contre lesquels je n’aurai rien d’autre à faire que me taire. La seule chose qu’elle n’aura pas prévue est que je ne rentrerai pas.

 Ce n’est pas la première fois que je m’en vais. Chaque crise un peu trop forte entre Louise et moi s’est terminée ainsi. Et chaque fois, je suis parti un peu plus longtemps. Je prends la fuite quand ça devient insupportable. Louise n’est pas du genre à quitter le navire. D’ailleurs elle est chez elle. J’ai abandonné la petite chambre de bonne que j’occupais pour m’installer avec elle. Jamais Louise n’a évoqué la possibilité de mettre mon nom sur la boîte aux lettres, ce qui me paraît assez clair quant à la façon dont elle considérait mon arrivée chez elle.

  Je ne parviens pas à me rappeler ce qui a déclenché notre dispute. Peut-être encore une de nos raisons qui n’en n’étaient pas vraiment, juste des prétextes pour que l’orage qui sourdait éclate enfin. Louise ne se dérobe jamais, elle peux parler pendant des heures, poser des questions, y répondre, dépecer la bête morte qu’est devenu notre couple, la disséquer pour trouver le germe porteur de la maladie qui nous ronge méticuleusement. Elle passe chaque événement de notre vie au microscope implacable de son jugement.

 Moi, je fuis tout ça, comme la peste. Mes silences la rendent folle. Je ne sais pas lui parler et je n’avais aucune envie d’apprendre à le faire. Je n’ai jamais été convaincu que cela puisse jamais pu changer quoique ce soit. Alors j’attends que ça passe et ça finit toujours par passer. C’est plus ou moins long, mais ça se termine toujours. Quand j’y repense, je n’ai aucune idée du nombre d’heures que nous avons sacrifiées à ces séances de “ lavons notre linge sale ” dont je sortais à chaque fois lessivé. Louise avait toujours le dernier mot et moi, jamais le premier.

 

 Je me redresse et je commence à dénouer les lacets de mes chaussures. En plus des mollets durs comme du bois j’ai maintenant des ampoules aux talons. J’ouvre la fenêtre pour poser sur le rebord chaussures et chaussettes. Je jette un coup d’œil aux fenêtres voisines, l’hôtel semble vide. Je me dirige vers la salle de bain. Elle est mieux que la chambre, elle a du être refaite récemment à en juger l’odeur de peinture qui flotte encore dans la pièce. Un miroir occupe tout un mur, deux serviettes sont pliées sur l’abattant de toilettes et une cabine de douche n’attend que moi. Je me déshabille et file sous l’eau. J’y reste longtemps, assez pour sentir mes muscles se détendre, l’un après l’autre. Je finis par m’accroupir et me laisse fouetter par les gouttes jusqu’à ce que l’eau froide qui surgit brusquement du pommeau me tire de ma léthargie. 

 Après m’être séché, je m’étends sur le lit et j’allume la télé avec la télécommande fixée sur la table de chevet. Même si je me moque de ce qui défile sur l’écran, je savoure cet instant où je peux prendre mon temps. Mon premier bonheur de ma nouvelle vie. Je me fais le serment silencieux que dorénavant je ne laisserai plus jamais échapper ces instants dérisoires mais au combien essentiel. Avec Louise, il est impossible de flemmarder. Ce n’est pas dans sa nature. Elle a toujours quelque chose à faire : nous devons sortir, il faut qu’elle nettoie la salle de bain. Il faut qu’elle m’emmerde.

 Allez, je me dépêche de penser à autre chose, pour ne pas gâcher ce moment. Je m’intéresse à la télévision. Je passe d’une chaîne à l’autre. Je finis par rester sur un sitcom pour jeunes crétins. Je coupe tout de même le son pour ne plus entendre les rires enregistrés qui soulignent chaque gag. J’essaye de comprendre l’histoire juste en regardant le visage des acteurs, certains sont plus expressifs que d’autres. Si j’étais à leur place, il serait difficile de deviner quoique ce soit. Depuis le collège j’ai adopté un visage fermé. A l’époque, je voulais que les filles me trouvent ténébreux, elles trouvaient surtout que je faisais la gueule.

 Je finis par éteindre la télé. A la réflexion, un livre aurait été le bienvenu, mais je suis parti les mains vides. Je lis beaucoup ; trop pour Louise. Avant de la rencontrer, il m’était arrivé de lire jusqu’à la nausée. Vraiment. J’avais du interrompre ma lecture pour aller vomir dans l’évier de la cuisine. Mais depuis un certain temps, je lisais mécaniquement, sans en garder grand-chose. Je me demande si un jour je rencontrerai le livre qui bouleverserait ma vie. Quand j’ai emménagé chez elle, la taille de l’appartement a été le principal argument pour que je me débarrasse de mes livres. J’ai cru trouver le compromis idéal en revendant mes “ poches ” et en m’inscrivant à la bibliothèque du quartier. Au bout de quelques temps, elle s’est mise à soupirer bruyamment quand je mettais à lire, même si elle était occupée à autre chose. Louise lisait très peu, se disait trop fatiguée pour se concentrer sur une histoire, la télé lui suffisait, et parfois rien. On passait alors la soirée dans le silence, à attendre l’heure d’aller se coucher. Parfois je me sentais plus seul qu’avant de la connaître.

 J’ai fini par voler des moments lectures dans mon emploi du temps. Je me levais plus tôt, je lisais dans le bus et le midi, quand je travaillais, je n’allais pas manger avec les autres, je restais à mon bureau, un sandwich dans une main et livre dans l’autre. Je ne lisais plus jamais devant elle. 

J’ai fini par m’assoupir. Deux heures plus tard, je me réveille glacé, la chambre n’est éclairée que par l’écran de la télévision. Je regarde ma montre, il est presque vingt heures, j’ai faim. La sieste trop longue l’après-midi m’a toujours rendu un peu nauséeux. Je n’ai aucune envie de bouger et pourtant il va falloir que je me décide si je veux calmer ma fringale.

Vingt minutes plus tard, je suis au bas de l’hôtel, l’esprit encore embrumé de sommeil. Je prends la direction du centre ville. Le quartier autour de la gare ne propose que des vendeurs de frites. L'idée d'un sandwich gras ne me dis rien, alors une fois de plus, j'opte pour un fast-food mais avec la ferme résolution de manger une salade.

Il y a encore pas mal de monde dans les rues. Des jeunes en majorité, en bandes, la plupart du temps. J’entre dans un Mac do. Là encore, les clients qui attendent d’être servis ont à peine la vingtaine. Je me sens décalé parmi eux, mais au fond j’ai l’habitude, je ne suis jamais vraiment à ma place, quelque soit l’endroit.

Je commande une salade à laquelle j’ajoute à la dernière minute un menu, taille XL accompagné d’un demi-litre de soda. C’est quand même une soirée spéciale après tout : ma première en néo-célibataire. Je trouve une place à une table près d’une porte de service. Une jeune fille boudinée dans un uniforme aux couleurs de la maison l’ouvre plusieurs fois pour aller chercher des sacs poubelle, sa pelle et son balai. Malgré son costume, je lui trouve un certain charme. Pas une fois elle ne regarde dans ma direction. Je me demande quelle serait la meilleure façon de l’aborder. En lui tenant la porte, en lui demandant l’adresse de son tailleur peut-être ? Je n’ai aucun talent pour ce genre d’affaire, je préfère passer à autre chose. Les tables voisines ne sont occupées que par des couples qui mangent avant la prochaine séance de cinéma ou en attendant l’heure d’aller en boîte. Les filles ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour paraître plus que leur âge, les garçons font leur possible pour être cool. Et tous ces efforts n’ont qu’un seul but : que le type arrive à glisser les mains sous les vêtements de la fille avant la fin de la soirée et tout ira pour le mieux tant que celle-ci le laissera faire. Les choses se gâteront quand elle ne sera plus d’accord.

 Je me fais parfois l’impression d’être un vieux con aigri mais je ne peux pas m’empêcher de penser que l’amour n’est qu’une histoire de vase communicant : le cœur de l’homme se remplit à mesure que ses couilles se vident. D’accord, l’image n’est pas des plus délicates mais l’amour prend-il des gants avec nous ?

Une fois mon repas englouti je sors sans m’attarder. Je marche un peu au hasard des rues, en prenant le temps de regarder les vitrines. Mes pensées me ramènent une fois de plus à Louise. Elle s’inquiètera d’ici une heure ou deux et puis elle comprendra que je ne rentrerai pas. Alors, elle ne sera plus inquiète mais triste et déçue qu’une fois de plus j’aurai fui. Louise est tellement prévisible au bout de toutes ces années, je sais comment elle réagira, peut-être même avant elle. C’est stupide mais j’ai peur de la croiser, là, maintenant dans la rue. Je sais pourtant qu’elle ne sort jamais le soir, tout au moins quand elle est seule. Pour un peu, je téléphonerais chez elle pour m’assurer qu’elle y est bien. Mais je continue ma balade.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 3

 

 

 

 

 

 Je suis arrêté devant une boutique de modèles réduits et je regarde des maquettes de trains. J’entends qu’on m’appelle :

_ Greg ?

Ce diminutif, qui n’a pas été utilisé à mon égard depuis pas mal d’années, ne se rapporte pas à Grégory avec lequel je n’ai rien à voir mais à Grégoire, que je dois à un grand-père qui quitta ce monde quelques mois avant mon arrivé et dont j’héritai du prénom. Forme d’hommage de mes parents au vieil homme qui pourrit une bonne partie de mon adolescence. Reconnaissez que Grégoire est moins glamour que Greg.

Je me retourne et je vois un type que je ne reconnais pas qui s’approche de moi.

_ Greg, c’est toi ? 

Peu à peu, les traits du quidam me deviennent familiers. Encore un effort et je retrouve son nom.

_ Jeff !! (Qui s’appelle Jean-Félix)

Jeff me tape sur l’épaule en riant et moi-même je parviens à esquisser un sourire qui se veut sincère.

_ Greg ! Je n’étais pas sûr de t’avoir reconnu.

Jeff était mon meilleur ami à une époque que j’ai préféré oublier. Il est d’ailleurs probablement le seul que je n’ai jamais eu, de toutes les époques. On ne nous voyait jamais l’un sans l’autre, pourtant nous étions aussi différents que possible. Il était grand et blond, j’étais brun et rondouillard. Ses parents avaient une bonne situation quand les miens jonglaient avec les dettes et fuyaient les fins de mois. Il alignait les filles sans s’en rendre compte quand pour moi, même un râteau était mieux que rien. Il réussissait dans ses études pendant que mon avenir prenait la forme d’une voie de garage vers le chômage. Il représentait tout ce que je détestais et pourtant nous nous entendions bien. Je suppose que mon tempérament taciturne lui convenait, je ne le contredisais jamais et j’étais partant pour toutes ses propositions. Mais je crois que ce qu’il préférait chez moi, c’était la certitude que je ne lui ferai jamais d’ombre. Aux yeux des filles, comme à ceux de nombre d’autres personnes, j’étais insignifiant, voire inexistant. Pour Jeff, personnage imbu de sa personne, j’étais le compagnon idéal.

Ses parents s’étaient pris d’affection pour moi. J’étais souvent invité chez eux pour le week-end ou pour les vacances. Sa mère me donnait parfois le sentiment d’être une de leurs “  bonnes œuvres ”. Son père, qui occupait un poste élevé dans l’administration, s’amusait régulièrement, au moment du repas, à me demander l’air de rien, ce que faisait le mien dans la vie. Je mentais alors, j‘inventais n’importe quoi et il m’arrivait souvent de me couper d’une fois à l’autre. Le cher homme ne relevait jamais mes contradictions mais je sentais qu’il savait que mon père ne travaillait plus depuis trois ans.

Jeff avait une sœur, Anne –Carole, plus âgée que lui d’un an. Bien que l’aînée de la famille, son frère passait devant elle pour toute chose car il était le “ mâle ” de la descendance. Ainsi le voulait le père. Anne –Carole cherchait désespérément sa place dans une famille où rien n’était prévu pour elle. Je me souviens d’une jeune fille un peu ronde dont la poitrine prometteuse me laisser songeur. Plus d’une fois, j’eu quelques difficultés à trouver le sommeil dans la chambre d’amis qui jouxtait la sienne.

Jeff n’a pas changé malgré les quinze années qui nous séparent de notre dernière rencontre. A peine a-t-il pris quelques kilos. Nous avons cessé de nous voir sans raisons apparentes, parce que c’était dans l’ordre des choses je suppose. Arrivés au lycée, nous nous sommes séparés, lui est parti vers les sciences, moi vers l’enseignement technique. Nous nous sommes moins vus, puis plus du tout. Jeff avait de nouveaux amis, moi je perdais le mien et gagnais le goût de la solitude par la force des choses.

Jeff est accompagné d’une jeune femme. Le contraire m’aurait surpris. Il est resté fidèle au style de fille avec lesquelles il sortait déjà au collège. Blonde, jolie, sûrement d’une bonne famille et accrochée à lui comme à une bouée. Lui semble à peine se rendre compte de sa présence. Jeff a toujours considéré les filles comme un accessoire, certains portent une cravate pour sortir, Jeff s’accroche une fille au bras.

Il a l’air sincèrement ravi de me voir et j’avoue que j’éprouve également un certain plaisir à ces retrouvailles. “ _ Qu’est-ce que tu fais, tu es pressé ?

_ Non pas vraiment, je prenais juste l’air avant de rentrer.

_ On allait prendre un verre quelque part, viens avec nous.

Sa proposition me tente et en même temps j’ai envie de refuser. Je sais déjà que j’aurai l’air pitoyable lorsque viendra le moment où il me demandera ce que je suis devenu depuis toutes ces années, comme je devine l’air agacé de l’accessoire blond qui se désintéressera de la conversation dès que j’aborderai le sujet de mes galères anciennes, présente et à venir. Mais on ne refuse pas si facilement à Jeff qui d’ailleurs n’entend jamais les avis contraires au sien.

 “  _ D’accord si ça ne vous dérange pas, bien sûr.

_ Bien sûr que non, au contraire, ça ne te dérange pas Sonia ?

L’accessoire blond secoue négativement la tête et me sourit poliment.

_ Au fait, je te présente Sonia.

Je luis sers la main en lui disant que je m’appelle Grégoire. Elle ne dit rien et sourit toujours. Cette fille doit entraîner chaque jour, durant de heures, ses zygomatiques à rester dans cette position. Nous nous dirigeons vers le centre ville en parlant du bon vieux temps, surtout Jeff qui évoque des souvenirs que nous avons en commun, à quelques détails prés. Je l’écoute me parler de ses parents qui passent leur retraite dans le sud, de sa sœur qui est mariée et qui vit à l’étranger. Une petite pointe de jalousie vient m’agacer à cette nouvelle. Il n’y a jamais rien eu entre elle et moi bien sûr mais dans mon souvenir, Anne Carole n’avait jamais eu de petit ami et il me semblait normal qu’elle soit encore célibataire aujourd’hui. Je n’aime pas vraiment que les choses changent.

Jeff choisit le bar où nous entrons et nous installe dans un coin un peu reculé de la salle. Je leur laisse le canapé et je m’assois sur une espèce de gros coussin en cuir. Après avoir choisi les boissons, un silence gêné s’installe. Qui va poser la première question ? D’office je mets Sonia hors concours. Ne reste alors que Jeff et moi. C’est lui qui s’y colle.

“  _ Alors, que deviens-tu ?

Ben tiens, je ne l’attendais pas celle-là. Je ris bêtement pour gagner du temps. Puis-je vraiment dire depuis un ami de jeunesse que je n’ai pas vu depuis quinze ans, qui manifestement a réussi, que je suis standardiste intérimaire, que je n’ai jamais eu d’emploi fixe, que je viens de plaquer ma femme, que je dors à l’hôtel et que je n’ai aucune idée de la faon dont je vais régler ma chambre pour la semaine à venir ? Bien sûr, je peux le faire. Mais ça plomberait l’ambiance.

“  _ Et bien, je suis sur le point de prendre un nouveau départ, de tout reprendre de zéro.

_ C’est génial, tu te mets à ton compte ? Tu montes ta boîte ?

_ Non, pas vraiment, je…heu... Disons pour faire court, que je tire un trait sur ce que j’ai fait à présent mais que je me laisse un peu de temps pour envisager l’avenir et ce que je veux en faire.

Jeff n’a pas l’air convaincu mais il ne relève pas. Sa copine ne semble pas avoir compris ce que je viens de raconter ni même d’avoir écouté.

_ En tout cas c’est un début. Savoir ce dont on ne veut plus ça permet d’éviter les chemins qu’on a déjà empruntés. Bonne chance en tout cas.

Je le soupçonne de suivre des stages du genre “ Améliorer votre conversation en toute occasion même avec vos amis ratés ”. A sa place, je me serais contenté de hocher la tête et d’attendre qu’un ange passe.

“  _ Et les amours, ça va ?

Ce cher Jeff me fait la totale. Comme son père, il sait trouver le point sensible chez les autres. Ou alors, il veut la confirmation que je suis encore célibataire, comme j’aurais voulu l’entendre à propos de sa sœur tout à l’heure.

“  _ Là je sors d’une histoire pas marrante, mais ça va mieux. Mais toi, dis moi tout, depuis le temps.

Je n’ai aucune envie d’entendre sa vie mais ça fera diversion, le temps qu’il oublie la mienne.

Jeff sourit en regardant le fond de son verre, comme pour y chercher par quel bout entamer le récit de sa réussite. Sonia se redresse un peu, elle a sûrement déjà entendu cette histoire plusieurs fois et tire une certaine fierté d’être la compagne, même provisoire, d’un type aussi brillant.

 Je la regarde pendant que Jeff énumère ses succès. Connaît-elle vraiment cet homme qui avait passé son adolescence et même quelques années suivantes à tringler tout ce qui passait à sa portée ? J’avais entendu pas mal d’histoires sur son compte, certaines soirées où il baisait une fille dans les toilettes tandis qu’une autre l’attendait au bar et qu’il pensait à une troisième qu’il avait croisée quelques minutes plus tôt.

“ _ Bon, alors je vis à Paris. J’ai monté ma propre boîte, ont appellent les gens au téléphone pour le compte d’autres sociétés. Ça marche bien, je compte même embaucher d’ici peu. Voilà, il n’y a pas grand-chose d’autre à dire, c’est la vie qui roule quoi. ”

Il a l’air content de lui, on le serait à moins, évidemment. Je ne sais pas trop quoi ajouter. Je me contente de sourire bêtement en répétant : “  bien, bien ”.

Si on évalue le chemin que chacun de nous a parcouru, j’ai l’impression d’avoir fait du sur place, pour ne pas dire reculer. Je m’y attendais un peu, mais il y a des évidences qu’on préfère ignorer.

Sonia s’excuse et se dirige vers les toilettes. J’attends qu’elle se soit éloignée de la table pour me pencher vers Jeff.

“ _ Je vois que tu n’as pas perdu le goût des jolies filles, tu baisouille toujours autant à droite et à gauche ?

_ Sonia est ma femme depuis sept ans. Nous avons deux adorables petites filles. Je me suis beaucoup calmé. Sonia ignore mes “ pêches de jeunesse ”. Quant à mes “ pêchés de maturités ”, je m’arrange pour qu’ils soient aussi rares que discrets.

Et voilà Greg dans toute sa splendeur. L’art de mettre les pieds dans le plat n’a plus de secret pour moi. Visiblement le sujet est sensible et agace mon “ ami ”.

“ _ je te prie de m’excuser.

_ Ce n’est rien. N’en parlons plus.

Sonia tarde à revenir. Le silence prend ses aises et s’installe confortablement entre Jeff et moi. Au bout d’un moment, je sens monter en moi comme une éructation irréversible, une boule de mots que je ne saurai pas retenir. 

“ _ Jeff, je suis dans une merde noire. Je viens de plaquer ma femme, j’ai un boulot que je vais perdre à la fin du mois, je dors à l’hôtel et je ne sais pas si je vais pouvoir payer la note. ”

Pourquoi lui dis-je tout ça ? Si ça trouve, il va croire que je veux lui taper un billet.

Jeff ne dit rien. Il sourit en me regardant, sans que je puisse deviner s’il se fout de moi, s’il se doute de l’état dans lequel j’étais ou si je l’embarrasse. Visiblement il ne sait comment réagir.

“ _ Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tout de suite ?

_ Je ne sais pas. Parce que j’ai honte sûrement. Et que je me doutais que tu avais quelque chose de bien de ta vie.

Mes épaules se sont affaissées au fur et à mesure que je lui parle, je me suis penché en avant et mes bras pendent entre mes genoux. Jeff ne me regarde plus. Il fixe la table, il réfléchit, me semble –t-il.

“ _ J’ai peut-être quelque chose pour toi. Laisse moi le temps de voir si c’est possible. ”

Il sort une carte de son portefeuille su laquelle il griffonne quelques mots.

“ _ Je te laisse mon numéro de portable et mon fixe ; appelle moi mardi, d’accord ?

_Merci, mais je ne voudrais pas que tu …

Il m’arrête d’un geste de la main

_ T’inquiète, ça me fait plaisir et puis t’es un ami d’enfance, ça ne s’oublie pas.

J’acquiesce en silence. Jeff s’en tire bien, tout en finesse, il réussit à maintenir son image de type bien, généreux avec les moins chanceux, et sans témoin. Merde, suis-je donc aigri au point de mettre en doute les raisons de son geste. D’accord, Jeff a réussi, est-ce une raison pour lui en vouloir ? Ce type me tend la main après quinze ans, qui suis-je pour y cracher aussi sec ? Pour le coup, je ne me sens un peu crapoteux.

Sonia est de retour. Elle surit encore. Nous discutons de choses et d’autres et puis il est l’heure de se quitter. J’insiste pour régler l’addition, ce que Jeff ne me laisse faire qu’à grand peine. On se sépare un peu plus tard, leur hôtel est à deux pas et le mien un peu plus loin. Je serre la main de Jeff en le remerciant encore et celle Sonia qui sourit toujours. Elle n’a pas dit un mot de la soirée.


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