I
PARLER
FAIT FUIR LES BÊTES
“ On n’est même pas des
victimes. Des bouts de bois sur une mer agitée. ”
David
TRUEDO : “ Quatre garçons dans le van ”
PROVINCE
CHAPITRE 1
Quelle vie de con.
Ca change rien de
le dire mais ça fait du bien.
Quelle vie de con.
Ce sont les premiers mots qui me viennent à
l’esprit quand je me réveille le matin ; ou, pour être exact, c’est la
troisième phrase que je prononce. La première est : “ Où est ce
putain de réveil ? ”, La deuxième : “ Où sont ces putains
de toilettes ? ”. Ce n’est qu’une fois assis sur le siège, le caleçon
sur les chevilles, tandis que ma vessie se vide, que je rumine ces quatre mots.
Le soir, ce sont les derniers que je
prononce avant de sombrer dans le sommeil. Entre les deux, je cherche du
travail ou je bosse quand j’ai de la chance, jusqu’au moment où je traîne les
pieds pour retrouver Louise. En somme c’est une phrase qui résume assez bien
mes journées et même mon existence. Ce ne sont pas des paroles en l’air.
Mais là, au moment précis où je les pense,
je ne suis ni dans les toilettes ni sur le bord de mon lit. Je suis assis dans
un café, sur une vielle banquette en skaï qui émet comme un vieux pet chaque
fois que je bouge. C’est l’après-midi et je viens de quitter Louise.
Cela n’a pas été aussi difficile que je le pensais. En fait, cela s’est révélé assez
simple. Il suffisait de trouver la bonne méthode et c’est ce que j’ai
fait : j’ai agit sans réfléchir.
En y repensant, je me dis que j’aurais du
claquer la porte depuis longtemps. Mais c’est tout le problème chez moi :
je cogite trop avant de faire les choses, alors je ne fais rien. C’est comme
pour ce café. J’ai hésité un bon moment avant d’y entrer. J’ai toujours eu horreur
des bistrots. En général, je préfère les fast-foods : le café y est
meilleur marché et les gobelets en carton sont plus grands que les tasses de
faïence. On en a pour son argent.
Je
suis un connaisseur.
Seulement, aujourd’hui c’est samedi et le
samedi, les fast-foods sont pleins de jeunes mecs en chasse et de jeunes filles
qui jouent les proies, de vieux couples faisant une pause entre deux magasins
accompagnés de toute leur marmaille. Voilà pourquoi je me retrouve assis prés
de cette vitre, en plein après-midi, à regarder dehors où il ne passe pas
grand-chose à part quelques promeneurs de temps en temps.
Le bistrot ne paye pas de mine, Le décor est
vieillot : des meubles en formicas rouge et jaune, un mur recouvert à
moitié par des bandes de lambris et des affiches jaunies qui font de la réclame
pour des boissons qui n’existent plus .
Le patron lit le journal, appuyé sur le
comptoir tandis que son unique client, à part moi, fait la conversation tout seul, en lançant
des phrases en l’air que le patron laisse s’écraser au sol sans même y prêter
attention.
Lorsque je suis entré dans le café, les deux
types m’ont regardé bizarrement Je dois admettre que passer cinq fois devant
une porte avant de la franchir pouvait laisser planer le doute quant à mes intentions. J’ai choisi la table la plus reculée de la
salle et j’ai du m’y reprendre à deux fois pour commander, le
patron n’ayant pas compris ce que je voulais à la première. J’essaye de faire
durer mon café mais ce n’est pas facile car les patrons de bistrots ont la
fâcheuse habitude de servir leurs boissons chaudes, tièdes. C’est sans doute
volontaire, pour qu’on ne reste pas trop longtemps sans commander. Rien n’est
laisser au hasard dans ce bas monde, la
température du café comme le reste.
J’aime le café. J’en bois dès que j’en ai
l’occasion. Louise ne m’en accorde pas plus d’un par jour ; deux quand
elle est de bonne humeur, ce qui est donc rare. Alors, j’ai fini par acheter
des sachets d’instantané que je cache. Dès que je suis seul, je ne compte plus
les petits noirs et lorsque Louise est de retour, elle ne se doute de
rien : ni filtre, ni cafetière chaude pour me trahir. Ma vie est
palpitante, non ? Pleine de dangers et de suspense : notre héros
va-t-il se faire surprendre une tasse à la main ?
Je ne me sens pas très à l’aise dans cette
salle, même si le patron et son client m’ignorent complètement. J’aurais
peut-être du m’asseoir dehors sur un banc, seulement il fait encore froid
dehors. Et puis il aurait fallu en trouver un, ce qui n’est pas si évident en
ville. En fait je n’aime pas beaucoup m’asseoir dehors sur un banc : les
gens vous regardent bizarrement parce que vous êtes assis pendant qu’ils sont
en train de courir après je ne sais quoi. Il m’arrive parfois de me rendre au
parc près de l’appartement de Louise pour y lire. Mais il me faut toujours
beaucoup de temps avant de choisir un endroit qui me convienne. Et quand je
l’ai enfin trouvé, j’éprouve comme de la culpabilité d’être là, oisif, un livre
à la main sous le regard des promeneurs et des joggers. Je finis toujours par
rentrer plus vite que je ne l’avais prévu. Louise me reproche souvent de ne pas
savoir ce que je veux.
Le lanceur de phrases me tape sur les nerfs.
Je décide de partir. Je finis mon café
en prenant soin de ne pas avaler les petits grains qui sont au fond de la
tasse. Je repose celle-ci sur la soucoupe ébréchée qui lui est assortie en
essayant de ne pas faire de bruit. Je me lève enfin en rajustant mon manteau.
Je marmonne un “ au revoir ” auquel personne ne répond et je me
retrouve dehors.
J’ai mal aux jambes et aux pieds. Je n’ai
pas arrêté de marcher depuis ce matin, je ne sais pas quelle distance j’ai parcourue mais c’est plus que je n’en ai l’habitude.
L’adrénaline m’avait fait oublier la douleur mais maintenant, elle se réveille.
Je devrais être heureux de retrouver ma liberté et pourtant, j’ai un goût amer
dans la bouche. Amer comme le café que j’aime.
Je ne
sais quoi faire du reste de l’après-midi. J’ai envie de m’allonger, de dormir,
longtemps. Il faut que je trouve un hôtel.
Je décide de me rendre dans le quartier de
la gare. Il y a là de nombreux hôtels bons marché pour la plupart. Celui que je
choisis semble convenable. La réception est à l’étage, je grimpe l’escalier mais arrivé devant le comptoir, il me
faut un petit moment avant d’être capable d’articuler trois phrases. La jeune
fille de l’accueil débite ma carte de crédit et me tend une clé, sans un
sourire.
Il me
reste encore deux étages à gravir avant d’atteindre la chambre. Les meubles et
la moquette sont usés et le couvre-lit est d’un modèle qui ne se fabrique plus
depuis vingt ans, mais c’est propre. Et je m’en fous. Je me laisse tomber sur
le lit en déclenchant les gémissements
des ressorts. Je ferme les yeux. Le silence bourdonne dans mes oreilles. Je
soupire : “ Quelle vie de con. ”.
CHAPITRE 2
Je suis parti pour échapper à Louise et
depuis ce matin je ne pense qu’à elle. A l’heure qu’il est, elle doit encore
croire que je vais rentrer. Elle est sûrement en colère et elle imagine la
scène telle qu’elle la jouera. Elle ne dira pas un mot. Elle attendra que je
parle, que je lui demande pardon et alors elle me tombera dessus. Elle a déjà
préparé les phrases qu’elle me lancera comme des pierres au visage, classant méthodiquement
les arguments imparables contre lesquels je n’aurai rien d’autre à faire que me
taire. La seule chose qu’elle n’aura pas prévue est que je ne rentrerai pas.
Ce n’est pas la première fois que je m’en
vais. Chaque crise un peu trop forte entre Louise et moi s’est terminée ainsi.
Et chaque fois, je suis parti un peu plus longtemps. Je prends la fuite quand
ça devient insupportable. Louise n’est pas du genre à quitter le navire.
D’ailleurs elle est chez elle. J’ai abandonné la petite chambre de bonne que
j’occupais pour m’installer avec elle. Jamais Louise n’a évoqué la possibilité
de mettre mon nom sur la boîte aux lettres, ce qui me paraît assez clair quant
à la façon dont elle considérait mon arrivée chez elle.
Je ne
parviens pas à me rappeler ce qui a déclenché notre dispute. Peut-être encore
une de nos raisons qui n’en n’étaient pas vraiment, juste des prétextes pour
que l’orage qui sourdait éclate enfin. Louise ne se dérobe jamais, elle peux
parler pendant des heures, poser des questions, y répondre, dépecer la bête
morte qu’est devenu notre couple, la disséquer pour trouver le germe porteur de
la maladie qui nous ronge méticuleusement. Elle passe chaque événement de notre
vie au microscope implacable de son jugement.
Moi, je fuis tout ça, comme la peste. Mes
silences la rendent folle. Je ne sais pas lui parler et je n’avais aucune envie
d’apprendre à le faire. Je n’ai jamais été convaincu que cela puisse jamais pu
changer quoique ce soit. Alors j’attends que ça passe et ça finit toujours par passer. C’est plus ou moins long, mais
ça se termine toujours. Quand j’y
repense, je n’ai aucune idée du nombre d’heures que nous avons sacrifiées à ces séances de “ lavons notre linge
sale ” dont je sortais à chaque fois lessivé. Louise avait toujours le dernier mot et moi, jamais le premier.
Je me redresse et je commence à dénouer les
lacets de mes chaussures. En plus des mollets durs comme du bois j’ai
maintenant des ampoules aux talons. J’ouvre la fenêtre pour poser sur le rebord
chaussures et chaussettes. Je jette un coup d’œil aux fenêtres voisines,
l’hôtel semble vide. Je me dirige vers la salle de bain. Elle est mieux que la
chambre, elle a du être refaite récemment à en juger l’odeur de peinture qui
flotte encore dans la pièce. Un miroir occupe tout un mur, deux serviettes sont
pliées sur l’abattant de toilettes et une cabine de douche n’attend que moi. Je
me déshabille et file sous l’eau. J’y reste longtemps, assez pour sentir mes
muscles se détendre, l’un après l’autre. Je finis par m’accroupir et me laisse
fouetter par les gouttes jusqu’à ce que l’eau froide qui surgit brusquement du
pommeau me tire de ma léthargie.
Après m’être séché, je m’étends sur le lit
et j’allume la télé avec la télécommande fixée sur la table de chevet. Même si je
me moque de ce qui défile sur l’écran,
je savoure cet instant où je peux prendre mon temps. Mon premier bonheur de ma
nouvelle vie. Je me fais le serment silencieux que dorénavant je ne laisserai
plus jamais échapper ces instants dérisoires mais au combien essentiel. Avec
Louise, il est impossible de flemmarder. Ce n’est pas dans sa nature. Elle a
toujours quelque chose à faire : nous devons sortir, il faut qu’elle
nettoie la salle de bain. Il faut qu’elle m’emmerde.
Allez, je me dépêche de penser à autre
chose, pour ne pas gâcher ce moment. Je m’intéresse à la télévision. Je passe d’une chaîne à
l’autre. Je finis par rester sur un sitcom pour jeunes crétins. Je coupe tout
de même le son pour ne plus entendre les rires enregistrés qui soulignent
chaque gag. J’essaye de comprendre l’histoire juste en regardant le visage des
acteurs, certains sont plus expressifs que d’autres. Si j’étais à leur place,
il serait difficile de deviner quoique ce soit. Depuis le collège j’ai adopté
un visage fermé. A l’époque, je voulais que les filles me trouvent ténébreux,
elles trouvaient surtout que je faisais la gueule.
Je finis par éteindre la télé. A la
réflexion, un livre aurait été le bienvenu, mais je suis parti les mains vides.
Je lis beaucoup ; trop pour Louise. Avant de la rencontrer, il m’était
arrivé de lire jusqu’à la nausée. Vraiment. J’avais du interrompre ma lecture
pour aller vomir dans l’évier de la
cuisine. Mais depuis un certain temps, je lisais mécaniquement, sans en garder
grand-chose. Je me demande si un jour je rencontrerai le livre qui
bouleverserait ma vie. Quand j’ai emménagé chez elle, la taille de
l’appartement a été le principal
argument pour que je me débarrasse de mes livres. J’ai cru trouver le compromis
idéal en revendant mes “ poches ” et en m’inscrivant à la bibliothèque du quartier. Au bout de
quelques temps, elle s’est mise à soupirer bruyamment quand je mettais à lire,
même si elle était occupée à autre chose. Louise lisait très peu, se disait trop
fatiguée pour se concentrer sur une histoire, la télé lui suffisait, et parfois
rien. On passait alors la soirée dans le silence, à attendre l’heure d’aller se
coucher. Parfois je me sentais plus seul qu’avant de la connaître.
J’ai fini par voler des moments lectures
dans mon emploi du temps. Je me levais plus tôt, je lisais dans le bus et le
midi, quand je travaillais, je n’allais pas manger avec les autres, je restais
à mon bureau, un sandwich dans une main et livre dans l’autre. Je ne lisais
plus jamais devant elle.
J’ai fini par
m’assoupir. Deux heures plus tard, je me réveille glacé, la chambre n’est
éclairée que par l’écran de la télévision. Je regarde ma montre, il est presque
vingt heures, j’ai faim. La sieste trop longue l’après-midi m’a toujours rendu
un peu nauséeux. Je n’ai aucune envie de bouger et pourtant il va falloir que
je me décide si je veux calmer ma fringale.
Vingt minutes plus tard, je suis au
bas de l’hôtel, l’esprit encore embrumé de sommeil. Je prends la direction du centre ville. Le quartier autour de
la gare ne propose que des vendeurs de frites. L'idée d'un sandwich gras ne me
dis rien, alors une fois de plus, j'opte pour un fast-food mais avec la ferme
résolution de manger une salade.
Il y a encore pas mal de monde dans
les rues. Des jeunes en majorité, en bandes, la plupart du temps. J’entre dans
un Mac do. Là encore, les clients qui
attendent d’être servis ont à peine la vingtaine. Je me sens décalé parmi eux,
mais au fond j’ai l’habitude, je ne suis
jamais vraiment à ma place, quelque soit
l’endroit.
Je commande une salade à laquelle
j’ajoute à la dernière minute un menu, taille XL accompagné d’un demi-litre de
soda. C’est quand même une soirée spéciale après tout : ma première en
néo-célibataire. Je trouve une place à une table près d’une porte de service.
Une jeune fille boudinée dans un uniforme aux couleurs de la maison l’ouvre plusieurs fois pour aller chercher des
sacs poubelle, sa pelle et son balai. Malgré son costume, je lui trouve un
certain charme. Pas une fois elle ne regarde dans ma direction. Je me demande
quelle serait la meilleure façon de l’aborder. En lui tenant la porte, en lui
demandant l’adresse de son tailleur peut-être ? Je n’ai aucun talent pour
ce genre d’affaire, je préfère passer à autre chose. Les tables voisines ne
sont occupées que par des couples qui mangent avant la prochaine séance de
cinéma ou en attendant l’heure d’aller
en boîte. Les filles ont fait tout ce
qu’elles pouvaient pour paraître plus que leur âge, les garçons font leur
possible pour être cool. Et tous ces efforts n’ont qu’un seul but : que le
type arrive à glisser les mains sous les vêtements de la fille avant la fin de
la soirée et tout ira pour le mieux tant que celle-ci le laissera faire. Les
choses se gâteront quand elle ne sera plus d’accord.
Je me fais parfois l’impression d’être un
vieux con aigri mais je ne peux pas m’empêcher de penser que l’amour n’est
qu’une histoire de vase
communicant : le cœur de l’homme se remplit à mesure que ses couilles se
vident. D’accord, l’image n’est pas des plus délicates mais l’amour prend-il
des gants avec nous ?
Une fois mon repas
englouti je sors sans m’attarder. Je marche un peu au hasard des rues, en
prenant le temps de regarder les vitrines. Mes pensées me ramènent une fois de
plus à Louise. Elle s’inquiètera d’ici une heure ou deux et puis elle
comprendra que je ne rentrerai pas. Alors, elle ne sera plus inquiète mais
triste et déçue qu’une fois de plus j’aurai fui. Louise est tellement
prévisible au bout de toutes ces années, je sais comment elle réagira, peut-être
même avant elle. C’est stupide mais j’ai peur de la croiser, là,
maintenant dans la rue. Je sais pourtant
qu’elle ne sort jamais le soir, tout au moins quand elle est seule. Pour un
peu, je téléphonerais chez elle pour m’assurer qu’elle y est bien. Mais je
continue ma balade.
CHAPITRE 3
Je suis arrêté devant une boutique de
modèles réduits et je regarde des maquettes de trains. J’entends qu’on
m’appelle :
_ Greg ?
Ce diminutif, qui
n’a pas été utilisé à mon égard depuis pas mal d’années, ne se rapporte pas à
Grégory avec lequel je n’ai rien à voir mais à Grégoire, que je dois à un
grand-père qui quitta ce monde quelques mois avant mon arrivé et dont j’héritai
du prénom. Forme d’hommage de mes parents au vieil homme qui pourrit une bonne
partie de mon adolescence. Reconnaissez que Grégoire est moins glamour que
Greg.
Je me retourne et
je vois un type que je ne reconnais pas qui s’approche de moi.
_ Greg, c’est toi ?
Peu à peu, les
traits du quidam me deviennent familiers. Encore un effort et je retrouve son
nom.
_ Jeff !! (Qui s’appelle Jean-Félix)
Jeff me tape sur
l’épaule en riant et moi-même je parviens à esquisser un sourire qui se veut
sincère.
_ Greg ! Je
n’étais pas sûr de t’avoir reconnu.
Jeff était mon
meilleur ami à une époque que j’ai préféré oublier. Il est d’ailleurs
probablement le seul que je n’ai jamais eu, de toutes les époques. On ne nous
voyait jamais l’un sans l’autre, pourtant nous étions aussi différents que
possible. Il était grand et blond, j’étais brun et rondouillard. Ses parents
avaient une bonne situation quand les miens jonglaient avec les dettes et
fuyaient les fins de mois. Il alignait les filles sans s’en rendre compte quand
pour moi, même un râteau était mieux que rien. Il réussissait dans ses études pendant
que mon avenir prenait la forme d’une voie de garage vers le chômage. Il
représentait tout ce que je détestais et pourtant nous nous entendions bien. Je
suppose que mon tempérament taciturne lui convenait, je ne le contredisais
jamais et j’étais partant pour toutes ses propositions. Mais je crois que ce
qu’il préférait chez moi, c’était la certitude que je ne lui ferai jamais
d’ombre. Aux yeux des filles, comme à ceux de nombre d’autres personnes,
j’étais insignifiant, voire inexistant. Pour Jeff, personnage imbu de sa personne, j’étais le compagnon idéal.
Ses parents
s’étaient pris d’affection pour moi. J’étais souvent invité chez eux pour le
week-end ou pour les vacances. Sa mère me donnait parfois le sentiment d’être
une de leurs “ bonnes œuvres ”. Son père, qui occupait un poste
élevé dans l’administration, s’amusait régulièrement, au moment du repas, à me
demander l’air de rien, ce que faisait le mien dans la vie. Je mentais alors,
j‘inventais n’importe quoi et il m’arrivait souvent de me couper d’une fois à
l’autre. Le cher homme ne relevait jamais mes contradictions mais je sentais
qu’il savait que mon père ne travaillait plus depuis trois ans.
Jeff avait une
sœur, Anne –Carole, plus âgée que lui d’un an. Bien que l’aînée de la famille,
son frère passait devant elle pour toute chose car il était
le “ mâle ” de la descendance. Ainsi le voulait le père. Anne
–Carole cherchait désespérément sa place dans une famille où rien n’était prévu
pour elle. Je me souviens d’une jeune fille un peu ronde dont la poitrine
prometteuse me laisser songeur. Plus d’une fois, j’eu quelques difficultés à
trouver le sommeil dans la chambre d’amis qui jouxtait la sienne.
Jeff n’a pas changé
malgré les quinze années qui nous séparent de notre dernière rencontre. A peine
a-t-il pris quelques kilos. Nous avons cessé de nous voir sans raisons
apparentes, parce que c’était dans l’ordre des choses je suppose. Arrivés au
lycée, nous nous sommes séparés, lui est parti vers les sciences, moi vers
l’enseignement technique. Nous nous sommes moins vus, puis plus du tout. Jeff
avait de nouveaux amis, moi je perdais le mien et gagnais le goût de la
solitude par la force des choses.
Jeff est accompagné
d’une jeune femme. Le contraire m’aurait surpris. Il est resté fidèle au style
de fille avec lesquelles il sortait déjà au collège. Blonde, jolie, sûrement
d’une bonne famille et accrochée à lui comme à une bouée. Lui semble à peine se
rendre compte de sa présence. Jeff a
toujours considéré les filles comme un accessoire, certains portent une cravate
pour sortir, Jeff s’accroche une fille au bras.
Il a l’air
sincèrement ravi de me voir et j’avoue que j’éprouve également un certain
plaisir à ces retrouvailles. “ _ Qu’est-ce que tu fais, tu es
pressé ?
_ Non pas vraiment, je prenais juste l’air
avant de rentrer.
_ On allait prendre
un verre quelque part, viens avec nous.
Sa proposition me
tente et en même temps j’ai envie de refuser. Je sais déjà que j’aurai l’air
pitoyable lorsque viendra le moment où il me demandera ce que je suis devenu
depuis toutes ces années, comme je devine l’air agacé de l’accessoire blond qui
se désintéressera de la conversation dès que j’aborderai le sujet de mes
galères anciennes, présente et à venir. Mais on ne refuse pas si facilement à
Jeff qui d’ailleurs n’entend jamais les
avis contraires au sien.
“ _ D’accord si ça ne vous dérange pas,
bien sûr.
_ Bien sûr que non,
au contraire, ça ne te dérange pas Sonia ?
L’accessoire blond
secoue négativement la tête et me sourit poliment.
_ Au fait, je te présente Sonia.
Je luis sers la
main en lui disant que je m’appelle Grégoire. Elle ne dit rien et sourit
toujours. Cette fille doit entraîner chaque jour, durant de heures, ses
zygomatiques à rester dans cette position. Nous nous dirigeons vers le centre
ville en parlant du bon vieux temps, surtout Jeff qui évoque des souvenirs que
nous avons en commun, à quelques détails prés. Je l’écoute me parler de ses
parents qui passent leur retraite dans le sud, de sa sœur qui est mariée et qui
vit à l’étranger. Une petite pointe de jalousie vient m’agacer à cette
nouvelle. Il n’y a jamais rien eu entre elle et moi bien sûr mais dans mon
souvenir, Anne Carole n’avait jamais eu de petit ami et il me semblait normal
qu’elle soit encore célibataire aujourd’hui. Je n’aime pas vraiment que les
choses changent.
Jeff choisit le bar
où nous entrons et nous installe dans un coin un peu reculé de la salle. Je
leur laisse le canapé et je m’assois sur une espèce de gros coussin en cuir. Après avoir choisi les boissons, un silence gêné s’installe.
Qui va poser la première question ? D’office je mets Sonia hors concours.
Ne reste alors que Jeff et moi. C’est lui qui s’y colle.
“ _ Alors,
que deviens-tu ?
Ben tiens, je ne
l’attendais pas celle-là. Je ris bêtement pour gagner du temps. Puis-je
vraiment dire depuis un ami de jeunesse que je n’ai pas vu depuis quinze ans,
qui manifestement a réussi, que je suis standardiste intérimaire, que je n’ai jamais eu d’emploi fixe, que je
viens de plaquer ma femme, que je dors à l’hôtel et que je n’ai aucune idée de
la faon dont je vais régler ma chambre pour la semaine à venir ? Bien sûr,
je peux le faire. Mais ça plomberait l’ambiance.
“ _ Et bien,
je suis sur le point de prendre un nouveau départ, de tout reprendre de zéro.
_ C’est génial, tu
te mets à ton compte ? Tu montes ta boîte ?
_ Non, pas
vraiment, je…heu... Disons pour faire
court, que je tire un trait sur ce que j’ai fait à présent mais que je me
laisse un peu de temps pour envisager l’avenir et ce que je veux en faire.
Jeff n’a pas l’air
convaincu mais il ne relève pas. Sa copine ne semble pas avoir compris ce que
je viens de raconter ni même d’avoir écouté.
_ En tout cas c’est
un début. Savoir ce dont on ne veut plus ça permet d’éviter les chemins qu’on a
déjà empruntés. Bonne chance en tout cas.
Je le soupçonne de
suivre des stages du genre “ Améliorer votre conversation en toute
occasion même avec vos amis ratés ”. A sa place, je me serais contenté de
hocher la tête et d’attendre qu’un ange passe.
“ _ Et les
amours, ça va ?
Ce cher Jeff me
fait la totale. Comme son père, il sait trouver le point sensible chez les
autres. Ou alors, il veut la confirmation que je suis encore célibataire, comme
j’aurais voulu l’entendre à propos de sa sœur tout à l’heure.
“ _ Là je
sors d’une histoire pas marrante, mais ça va mieux. Mais toi, dis moi tout,
depuis le temps.
Je n’ai aucune
envie d’entendre sa vie mais ça fera diversion, le temps qu’il oublie la
mienne.
Jeff sourit en
regardant le fond de son verre, comme pour y chercher par quel bout entamer le
récit de sa réussite. Sonia se redresse un peu, elle a sûrement déjà entendu
cette histoire plusieurs fois et tire une certaine fierté d’être la compagne,
même provisoire, d’un type aussi brillant.
Je la regarde pendant que Jeff énumère ses succès. Connaît-elle vraiment cet homme qui avait passé son adolescence et
même quelques années suivantes à tringler tout ce qui passait à sa
portée ? J’avais entendu pas mal d’histoires sur son compte, certaines
soirées où il baisait une fille dans les toilettes tandis qu’une autre
l’attendait au bar et qu’il pensait à une troisième qu’il avait croisée
quelques minutes plus tôt.
“ _ Bon, alors
je vis à Paris. J’ai monté ma propre boîte, ont appellent les gens au téléphone
pour le compte d’autres sociétés. Ça marche bien, je compte même embaucher d’ici peu. Voilà, il n’y a pas
grand-chose d’autre à dire, c’est la vie qui roule quoi. ”
Il a l’air content
de lui, on le serait à moins, évidemment. Je ne sais pas trop quoi ajouter. Je
me contente de sourire bêtement en répétant : “ bien,
bien ”.
Si on évalue le
chemin que chacun de nous a parcouru, j’ai l’impression d’avoir fait du sur
place, pour ne pas dire reculer. Je m’y attendais un peu, mais il y a des
évidences qu’on préfère ignorer.
Sonia s’excuse et
se dirige vers les toilettes. J’attends qu’elle se soit éloignée de la table
pour me pencher vers Jeff.
“ _ Je vois
que tu n’as pas perdu le goût des jolies filles, tu baisouille toujours autant
à droite et à gauche ?
_ Sonia est ma
femme depuis sept ans. Nous avons deux adorables petites filles. Je me suis
beaucoup calmé. Sonia ignore mes “ pêches de jeunesse ”. Quant à mes
“ pêchés de maturités ”, je m’arrange pour qu’ils soient aussi rares
que discrets.
Et voilà Greg dans
toute sa splendeur. L’art de mettre les pieds dans le plat n’a plus de secret
pour moi. Visiblement le sujet est sensible et agace mon “ ami ”.
“ _ je te prie
de m’excuser.
_ Ce n’est rien.
N’en parlons plus.
Sonia tarde à
revenir. Le silence prend ses aises et s’installe confortablement entre Jeff et
moi. Au bout d’un moment, je sens monter en moi comme une éructation
irréversible, une boule de mots que je ne saurai pas retenir.
“ _ Jeff, je
suis dans une merde noire. Je viens de plaquer ma femme, j’ai un boulot que je
vais perdre à la fin du mois, je dors à l’hôtel et je ne sais pas si je vais
pouvoir payer la note. ”
Pourquoi lui dis-je
tout ça ? Si ça trouve, il va croire que je veux lui taper un billet.
Jeff ne dit rien.
Il sourit en me regardant, sans que je puisse deviner s’il se fout de moi, s’il
se doute de l’état dans lequel j’étais ou si je l’embarrasse. Visiblement il ne
sait comment réagir.
“ _ Pourquoi
tu ne l’as pas dit plus tout de suite ?
_ Je ne sais pas.
Parce que j’ai honte sûrement. Et que je me doutais que tu avais quelque chose
de bien de ta vie.
Mes épaules se sont
affaissées au fur et à mesure que je lui parle, je me suis penché en avant et
mes bras pendent entre mes genoux. Jeff ne me regarde plus. Il fixe la table,
il réfléchit, me semble –t-il.
“ _ J’ai
peut-être quelque chose pour toi. Laisse moi le temps de voir si c’est
possible. ”
Il sort une carte
de son portefeuille su laquelle il
griffonne quelques mots.
“ _ Je te
laisse mon numéro de portable et mon fixe ; appelle moi mardi,
d’accord ?
_Merci, mais je ne
voudrais pas que tu …
Il m’arrête d’un
geste de la main
_ T’inquiète, ça me
fait plaisir et puis t’es un ami d’enfance, ça ne s’oublie pas.
J’acquiesce en
silence. Jeff s’en tire bien, tout en finesse, il réussit à maintenir son image
de type bien, généreux avec les moins chanceux, et sans témoin. Merde, suis-je
donc aigri au point de mettre en doute les raisons de son geste. D’accord, Jeff
a réussi, est-ce une raison pour lui en vouloir ? Ce type me tend la main
après quinze ans, qui suis-je pour y cracher aussi sec ? Pour le coup, je
ne me sens un peu crapoteux.
Sonia est de
retour. Elle surit encore. Nous discutons de choses et d’autres et puis il est
l’heure de se quitter. J’insiste pour régler l’addition, ce que Jeff ne me
laisse faire qu’à grand peine. On se sépare un peu plus tard, leur hôtel est à
deux pas et le mien un peu plus loin. Je serre la main de Jeff en le remerciant
encore et celle Sonia qui sourit toujours. Elle n’a pas dit un mot de la
soirée.